IPU Logo-top>>> ENGLISH VERSION  
 IPU Logo-middleUnion interparlementaire  
IPU Logo-bottomChemin du Pommier 5, C.P. 330, CH-1218 Le Grand-Saconnex/Genève, Suisse  

PALESTINE
Rapport sur le procès de M. Marwan Barghouti

Rapport de Me Simon Foreman, avocat et expert mandaté par le Comité des droits de l’homme des parlementaires en application de la résolution adoptée par le Conseil directeur de l'Union interparlementaire à sa 173ème session

Introduction – Organisation de la mission

Le 3 octobre 2003 lors de sa 173ème session, le Conseil directeur de l’Union interparlementaire a adopté à l’unanimité une résolution dans laquelle il s’inquiétait du sort et des conditions de jugement de M. Marwan Barghouti, membre du Conseil législatif Palestinien, arrêté en territoire palestinien par l’armée israélienne le 15 avril 2002 et détenu depuis lors.

Le 3 octobre 2003 lors de sa 173ème session, le Conseil directeur de l’Union interparlementaire a adopté à l’unanimité une résolution dans laquelle il s’inquiétait du sort et des conditions de jugement de M. Marwan Barghouti, membre du Conseil législatif Palestinien, arrêté en territoire palestinien par l’armée israélienne le 15 avril 2002 et détenu depuis lors.

Par cette résolution, il décidait d’envoyer un observateur au procès de M. Barghouti. Cependant, les audiences de ce procès ont été suspendues le 29 septembre 2003, après l’exposé par l’accusé de sa défense. Le jugement a été mis en délibéré pour être prononcé lors d’une audience dont la date n’est pas encore connue.

L’Union interparlementaire m’a donc confié la mission d’étudier les conditions dans lesquelles s’était déroulé ce procès, à la lumière des informations transmises par les sources qui avaient saisi le Comité des droits de l’homme des parlementaires de l’UIP et des contacts directs qu’il m’a été demandé de prendre.

Afin d’accomplir ma mission, j’ai tout d’abord réuni une documentation aussi complète que possible sur ce procès, notamment des comptes rendus d’audience publiés dans la presse internationale ou rédigés par des experts d’organisations non gouvernementales. J’ai également pris connaissance de l’acte d’accusation rédigé par le bureau du State Attorney ainsi que du mémoire déposé par la défense de M. Barghouti.

Je me suis rendu à Jérusalem et Tel-Aviv du 8 au 10 décembre 2003 afin d’y rencontrer les représentants des deux parties au procès :

  • Mme Devorah Chen, directrice du Département des affaires criminelles de sécurité et des affaires spéciales au sein du bureau du State Attorney, qui représentait l’accusation lors de toutes les audiences, m’a reçu à son bureau à Tel-Aviv, entourée de ses assistants juridiques et de représentants des Ministères de la justice et des affaires étrangères;

  • en ce qui concerne la défense, j’ai rencontré à Jérusalem M. Jawad Boulos, principal avocat de M. Barghouti, ainsi que, à Paris, deux avocats français également désignés par M. Barghouti pour sa défense, même s’ils n’ont finalement pas été autorisés à participer aux débats : Mme Gisèle Halimi et M. Daniel Voguet.

J’ai également eu de nombreuses rencontres, à Paris, Jérusalem et Tel-Aviv, avec un certain nombre de personnes qui avaient assisté à une partie des audiences publiques, y compris des journalistes, des observateurs d’organisations non gouvernementales, un spécialiste du droit humanitaire, le professeur Géraud de la Pradelle, professeur à l’université de Paris-X, qui a également assisté à une audience pour le compte de la Fédération internationale des droits de l’homme, et le consul adjoint au Consulat général de France à Jérusalem, M. Ludovic Pouille.

Pendant mon séjour en Israël, j’ai été en contact avec Mme Nadia Sartawi, représentante du Conseil législatif palestinien, et Mme Ruth Kaplan, responsable des affaires internationales à la Knesset. Mme Kaplan avait initialement organisé à mon attention une rencontre avec M. Reshef Shayne, parlementaire, membre de la Commission des affaires juridiques de la Knesset, mais cette rencontre a été annulée au dernier moment, selon ce que j’ai compris parce qu’il était jugé préférable que mes contacts restent au niveau du bureau du State Attorney plutôt que du corps législatif.

Enfin, je dois souligner que Mme Chen m’a très obligeamment remis la documentation officielle presque complète du procès et notamment :

  • les deux décisions par lesquelles la Haute Cour de justice a statué, les 3 et 14 mai 2002, sur les conditions de détention de M. Barghouti, sa privation du droit de rencontrer son avocat et ses conditions d’interrogatoire;

  • deux jugements rendus sur les arguments préliminaires soulevés par la défense (compétence et légalité de l’arrestation), l’un dans le cadre du contentieux de la détention, l’autre dans le cadre du procès proprement dit;

  • enfin le compte rendu officiel des audiences sur le fond.

La plupart de ces documents étant en hébreu, leur exploitation a pris un certain temps. Je remercie vivement M. Fouad Bitar, traducteur assermenté, qui en a assuré la traduction intégrale ou partielle et m’a aidé dans leur analyse.

Toutes ces rencontres et ces documents ont fourni la matière du présent rapport qui comporte deux parties :

  • la première est un exposé descriptif de la situation, depuis l’arrestation de M. Barghouti jusqu’à ce jour, y compris la présentation des différentes procédures auxquelles a donné lieu ce dossier;

  • la seconde partie est consacrée à l’analyse des étapes du procès afin d’examiner si M. Barghouti a bénéficié de l’ensemble des garanties prévues par le droit international.

 

I. Exposé de la situation de M. Marwan Barghouti : le procès, son contexte, son déroulement

1. Contexte : la seconde Intifada, l’opération " bouclier défensif " et la capture de M. Barghouti

Marwan Barghouti, né en 1959, est un élu du Conseil législatif palestinien (CLP), le parlement de l’Autorité palestinienne mis en place à la suite des accords d’Oslo II du 28 septembre 1995. Il y représente depuis janvier 1996 la circonscription de Ramallah, l’une des principales villes de Cisjordanie et le siège de la plupart des institutions palestiniennes, y compris le CLP.

M. Barghouti a été élu au titre du Fatah, mouvement politique dont il est le secrétaire général pour la Cisjordanie et auquel appartient également le président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat. Les analystes le considéraient généralement comme un " modéré ", du fait de son soutien aux accords d’Oslo (opinion exprimée par exemple par l’ancien responsable des services de renseignements israéliens Ephraïm Halévy dans Haaretz en septembre 2003).

Etant l’un des jeunes dirigeants du Fatah, sa notoriété n’a pas été acquise, comme celle de ses aînés, par des années d’appartenance à l’OLP mais sur le terrain, à Ramallah. A ce titre, il a été considéré comme l’une des " figures " de la seconde Intifada qui a débuté fin septembre 2000, avant que, progressivement, les autorités israéliennes ne l’accusent d’être l’un des principaux instigateurs des attentats qui ont ensanglanté Israël à partir des mois suivants.

M. Barghouti entre dans la clandestinité au mois d’août 2001. Le 4 août, il avait échappé de peu à un tir de roquettes de l’armée israélienne visant deux véhicules quittant le siège du Fatah : Marwan Barghouti était dans l’un d’eux mais le gouvernement israélien déclarera qu’une autre personne était visée, même si, selon le Vice-Ministre de la sécurité intérieure Gideon Erza, il " mérite largement la mort (...), car il est largement responsable des attaques contre Israël ".

Le mois suivant, les autorités obtiennent que la Jerusalem Magistrate’s Court délivre à son encontre un mandat d’arrêt, le 23 septembre 2001.

Le 18 janvier 2002, M. Barghouti publie dans le New York Times et le International Herald Tribune un article très remarqué : " Want security, end occupation ".

Après de très violents attentats-suicides commis notamment à l’occasion des fêtes de Pâques (30 morts à Natanya, dus à l’action d’une terroriste kamikaze le 27 mars 2002), l’armée israélienne a mobilisé la réserve et lancé en quelques jours l’ " opération bouclier défensif " en vue de laquelle elle a pénétré massivement dans les territoires occupés de Cisjordanie afin, selon les explications données le 8 avril à la Knesset par le Premier Ministre Ariel Sharon, de " enter cities and villages which have become havens for terrorists; to catch and arrest terrorists and, primarily, their dispatchers and those who finance and support them ".

Dans ce contexte, l’armée israélienne a repris le contrôle de Ramallah, qu’elle avait évacué six ans plus tôt dans le cadre du processus d’Oslo, et réussi à localiser puis à capturer le 15 avril 2002 Marwan Barghouti, présenté par Israël comme le responsable du Tanzim, branche armée du Fatah, et le fondateur des Brigades des MARTYRS d’al-Aqsa, mouvement clandestin qui a revendiqué de nombreux attentats-suicides depuis le commencement de la seconde Intifada.

M. Barghouti est détenu depuis cette date.

2. La détention de M. Barghouti jusqu’à son procès

Le jour même de son arrestation, le 15 avril 2002, M. Barghouti a été conduit par les forces militaires de Ramallah, en territoire cisjordanien, jusqu’à Jérusalem où il a été incarcéré à la prison " Russian Compund ". Son arrestation lui aurait été notifiée officiellement à 18 heures par un officier de police. Une enquête aurait été ouverte à son encontre concernant son implication dans un certain nombre d’attentats survenus au cours des mois précédents.

Trois jours plus tard, le 18 avril 2002, M. Barghouti a pu recevoir la visite de son avocat M. Jawad Boulus.

Cette visite sera la seule pendant une longue période puisque aussitôt après cette rencontre, l’officier responsable de l’enquête prenait la décision d’interdire pour une période de cinq ou six jours les rencontres entre M. Barghouti et son avocat1, au motif que cette interdiction serait rendue nécessaire par les besoins de l’enquête et ceux de la sécurité. Comme le permet la réglementation israélienne, cette interdiction a été renouvelée plusieurs fois, jusqu’au 15 mai 2002. Les recours que M. Boulus a exercés à deux reprises contre cette interdiction ont été rejetés par deux arrêts de la Cour Suprême les 3 et 14 mai 2002.

Par dérogation à cette interdiction, il a été proposé, lors du premier recours devant la Cour Suprême, que M. Barghouti et son avocat puissent se rencontrer brièvement en présence d’un membre des services de sécurité, lequel serait en droit d’interrompre la rencontre si l’un ou l’autre commençait à discuter de l’enquête. Ceci a eu lieu le 7 mai 2002.

M. Barghouti sera ainsi détenu au secret pendant un mois, à l’exception de deux visites de son avocat, l’une, le 18 avril, où ils auront pu communiquer librement, la suivante, le 7 mai, sous contrôle des services de sécurité et sans liberté de communiquer.

On peut également mentionner à ce stade qu’au bout de deux semaines de détention, une rumeur a couru selon laquelle M. Barghouti était tombé malade et avait été hospitalisé. Pour démentir cette rumeur, les services d’enquête ont invité M. Boulus, le 30 avril 2002, à observer son client marcher dans la cour de la prison, à l’insu de celui-ci.

Pendant ce mois d’isolement, M. Barghouti a été interrogé par les services de sécurité. Au tout début du mois de mai 2002, alors qu’il était privé de tout contact avec l’extérieur, la presse israélienne a publié des informations provenant du Shin Bet, selon lesquelles M. Barghouti aurait avoué sa responsabilité dans la planification des attentats, ainsi que l’implication personnelle du Président de l’Autorité palestinienne, M. Arafat, dans le financement de ces attentats.

Le 15 mai, M. Barghouti voyait lever les restrictions à ses communications.

Il était autorisé à voir son épouse le 17 mai.

Les 21 et 22 mai, il avait de longs entretiens de travail avec ses avocats et leur décrivait ses conditions d’interrogatoire : pressions physiques sous la forme de privations de sommeil prolongées et d’interrogatoires ininterrompus, et recours à la méthode dite du shabeh, qui consiste à attacher la personne interrogée à une chaise et la contraindre à y rester assise pendant plusieurs heures dans une position douloureuse – en l’occurrence des clous dépassant du dossier de la chaise aggravaient l’inconfort en l’empêchant de se reposer contre le dossier. M. Barghouti a également indiqué que ses interrogateurs avaient usé de menaces de mort contre lui et contre son fils.

Lorsque l’enquête a été terminée, le dossier a été transmis au bureau du State Attorney.

Le State Attorney est l’autorité de poursuite en Israël. Il lui revient d’évaluer les éléments réunis par les enquêteurs pour décider s’il y a matière à engager des poursuites. Il lui incombe également de décider quelle juridiction saisir, lorsque plusieurs juridictions pourraient être compétentes. En l’espèce, le bureau du State Attorney a fait savoir que l’alternative consistait à poursuivre M. Barghouti devant une juridiction militaire ou devant un tribunal israélien de droit commun.

Le 11 juillet 2002, le bureau du State Attorney a rendu publique sa décision de faire comparaître M. Barghouti devant la juridiction de droit commun, à savoir le Tribunal de district de Tel-Aviv, sous les accusations de meurtre avec préméditation, incitation au meurtre, complicité de meurtre, tentative de meurtre, complicité de crime, activité dans une organisation terroriste et appartenance à une organisation terroriste.

3. Le procès

On présentera succinctement les accusations portées contre M. Barghouti a), puis l’organisation de la procédure b), et enfin l’organisation de la défense c).

a) Les accusations portées contre M. Barghouti

L’acte d’accusation a été établi par Mme Chen, directrice du Département des affaires criminelles de sécurité et des affaires spéciales du bureau du State Attorney, le 14 août 2002.

M. Barghouti est accusé d’avoir coordonné un grand nombre d’opérations terroristes dirigées contre des cibles civiles et militaires israéliennes depuis le début de la seconde Intifada, que ce soit des attentats-suicides effectués au moyen d’explosifs, ou des attaques à main armée.

L’acte d’accusation énumère 37 attentats ou tentatives d’attentat survenus entre décembre 2000 et avril 2002, auxquels M. Barghouti est accusé d’être mêlé. L’un des principaux serait l’attaque, le 5 mars 2002, d’un restaurant de Tel-Aviv : l’acte d’accusation indique que M. Barghouti aurait autorisé l’attaque et qu’il lui en aurait été rendu compte immédiatement après. Cet attentat a fait trois morts et plusieurs douzaines de blessés.

Il lui est également reproché d’avoir contribué au financement des opérations terroristes, en liaison avec le Président Yasser Arafat. Selon l’acte d’accusation, M. Barghouti s’est fait remettre une somme de 20.000 dollars par le Président Arafat pour financer l’entraînement de terroristes, et il lui transmettait des demandes de financement qu’il recevait de groupes terroristes, auxquelles le Président de l’Autorité palestinienne décidait de donner suite ou non.

M. Barghouti est enfin accusé d’avoir fait passer des entretiens à des candidats aux actions terroristes, pour les admettre ou non dans les groupes dont il est présenté comme le responsable : le Fatah, organisation qualifiée de groupe terroriste, le Tanzim, branche armée du Fatah, et les Brigades des MARTYRS d’Al-Aqsa, groupe clandestin constitué à la suite du déclenchement de l’Intifada.

Les faits reprochés à M. Barghouti sont qualifiés de meurtre avec préméditation, incitation au meurtre, complicité de meurtre, tentative de meurtre, complicité de crime, activité dans une organisation terroriste et appartenance à une organisation terroriste.

b) Organisation de la procédure

Le Tribunal de district de Tel-Aviv a donc été saisi des charges dressées contre M. Barghouti.

La procédure se décompose en deux branches, qui sont, d’une part, l’examen des charges et le jugement sur la culpabilité et la peine, d’autre part, la détention provisoire dans l’attente du jugement.

* la détention provisoire

En droit israélien, les juges examinant le fond du dossier ne sont pas compétents pour statuer sur la détention provisoire. Celle-ci a fait l’objet d’une requête du bureau du District Attorney présentée devant le juge Zvi Gurfinkel. Il lui a été demandé d’ordonner la détention de M. Barghouti jusqu’à l’issue du procès.

Avant de se prononcer sur cette demande, le juge Gurfinkel a dû répondre à un certain nombre d’objections soulevées par la défense, qui contestait la compétence du tribunal de Tel-Aviv pour le juger et également pour statuer sur sa détention provisoire, et qui contestait la légalité de son arrestation.

Après avoir rejeté l’ensemble de ces objections dans un premier jugement rendu le 12 décembre 2002, le juge Gurfinkel a ordonné la détention provisoire de l’accusé pour la durée de son procès.

* le jugement sur le fond

Pour juger des faits reprochés à M. Barghouti et de sa responsabilité pénale, un collège de trois juges a été formé : Mme Sara Zerota, présidente, et deux assesseurs, Monsieur Avraham Tal et le Dr Amram Benjamini.

Les audiences devant ce collège se sont déroulées pendant un an, de septembre 2002 à septembre 2003 :

  • à la première audience, le 5 septembre 2002, Mme Devora Chen, représentant l’accusation, a lu l’énoncé des charges; la défense a fait savoir qu’elle entendait contester la compétence du Tribunal avant tout examen des charges;

  • l’audience suivante a donc été consacrée à l’exposé, par la défense, des raisons pour lesquelles elle contestait la compétence du Tribunal pour juger M. Barghouti;

  • le 19 janvier 2003, le Tribunal a rendu un jugement rejetant les arguments de la défense et se déclarant compétent pour juger le fond du dossier;

  • les audiences sur l’examen des charges se sont déroulées d’avril à août 2003, avec notamment la comparution des témoins cités par l’accusation;

  • l’accusation a présenté ses conclusions le 24 août 2003,

  • la défense a présenté les siennes le 29 septembre 2003.

Depuis cette date, le jugement est en délibéré.

c) L’organisation de la défense

Autour de M. Jawad Boulus, M. Barghouti a été conseillé par un avocat palestinien, M. Khader Skhirat, un avocat israélien, M. Shamai Leibovitz, et deux avocats français, Mme Gisèle Halimi (ancien député et ancien ambassadeur de France) et M. Daniel Voguet. Les avocats qui n’étaient pas inscrits au barreau d’Israël (Mme Halimi et MM. Voguet et Skhirat) n’ont pas été autorisés à participer aux audiences.

* Les exceptions préliminaires

La position de la défense, pendant toute la durée du procès, a été de contester aux tribunaux israéliens le droit de juger M. Barghouti, en invoquant un certain nombre d’arguments qui ont donné lieu à des exceptions préliminaires, sur lesquelles le Tribunal a été conduit à répondre avant d’examiner le dossier lui-même.

La défense a fait valoir que le Tribunal de district de Tel-Aviv ne pourrait pas juger M. Barghouti pour un grand nombre de raisons tirées essentiellement du droit international, qui seront présentées ici de manière résumée (on reviendra sur certains de ces arguments dans la seconde partie de ce rapport consacrée à l’analyse du procès) :

  • les Accords d’Oslo ont transféré à la juridiction palestinienne l’autorité de juger les Palestiniens, y compris pour les attaques menées contre des Israéliens, et ils ont été intégrés dans la loi israélienne

  • M. Barghouti devrait bénéficier du statut de prisonnier de guerre en application de la troisième Convention de Genève

  • l’arrestation de M. Barghouti aurait été conduite de manière illégale puisqu’il a été enlevé à son domicile, à Ramallah, zone palestinienne, par l’armée israélienne

  • le transfert de M. Barghouti de Ramallah, territoire sous souveraineté palestinienne et occupé par l’armée israélienne, jusqu’au territoire israélien pour être jugé à Tel-Aviv constituerait une violation de la quatrième Convention de Genève

  • l’arrestation et le jugement de M. Barghouti violeraient enfin l’immunité parlementaire résultant de son statut de membre du Conseil législatif palestinien.

Toutes ces exceptions ont été rejetées, d’abord par le juge Gurfinkel statuant sur la détention provisoire, par un premier jugement du 12 décembre 2002, puis par le collège de trois juges statuant sur le fond du dossier, par jugement du 19 janvier 2003. En substance, les juges ont répondu de la manière suivante :

  • sur les Accords d’Oslo : d’une part, l’Autorité palestinienne n’assume pas la compétence qui lui a été transférée de poursuivre et punir les terroristes, ce qui lui interdit de se prévaloir de ces accords; d’autre part, la compétence donnée à l’Autorité palestinienne n’est pas exclusive de la compétence de l’Etat d’Israël et de ses tribunaux d’assurer la sécurité des Israéliens et de juger les crimes commis contre des Israéliens, quel qu’en soit le lieu;

  • l’accusé ne répond pas aux critères pour bénéficier du statut de prisonnier de guerre, ayant agi comme un combattant illégal, passible de sanctions pénales selon la loi interne; de surcroît, les attaques contre des civils qui lui sont reprochées sont des crimes de guerre, passibles des tribunaux du pays où ces crimes ont été commis;

  • les règles coutumières internationales relatives aux conflits armés autorisent l’armée israélienne, pour la protection de sa population civile, non seulement à aller combattre ceux qui la menacent là où ils se trouvent mais encore à les arrêter pour les détenir;

  • sur la quatrième Convention de Genève : elle n’interdit pas les transferts individuels de prisonniers mais les déportations massives de population; en outre, selon la jurisprudence de la Cour suprême, elle ne peut pas être invoquée car elle ne fait pas partie du droit coutumier international et n’a pas non plus été introduite dans le droit interne israélien;

  • il n’existerait enfin aucune immunité parlementaire s’opposant au jugement de l’accusé.

Pour protester contre ces décisions, M. Barghouti a décidé de refuser de répondre au Tribunal et a demandé à ses avocats de se retirer. La seconde partie du procès s’est ainsi déroulée sans aucune coopération de l’accusé.

* Le retrait de la défense

Persistant dans son refus de reconnaître aux tribunaux israéliens le droit de le juger, M. Barghouti a donné à ses avocats l’instruction de se retirer du procès.

Le Tribunal a alors demandé au Public Defender’s Office (bureau d’aide judiciaire) d’assurer sa défense en lui attribuant un avocat d’office. Mais M. Barghouti a informé cet avocat qu’en concertation avec ses propres conseils il avait décidé d’adopter une attitude totalement passive et d’exercer son droit au silence, et qu’il refusait cette désignation d’office. Il a ajouté que, dans l’hypothèse où le tribunal obligerait le Public Defender’s Office à l’assister, ses instructions seraient de lui interdire toute participation aux débats.

Le Public Defender’s Office a alors demandé à être déchargé de sa mission en faisant valoir que l’accusé bénéficiait déjà d’une assistance juridique et qu’il avait le droit de choisir sa ligne de défense. Le Tribunal a rejeté cette demande, au motif qu’en dépit du refus de l’accusé, un avocat restait nécessaire pour s’assurer du respect de ses droits et prévenir tout risque d’erreur judiciaire.

La défense a ainsi adopté une attitude strictement passive. M. Barghouti a refusé d’interroger la centaine de témoins cités par l’accusation. Il a refusé de débattre des preuves présentées à sa charge. Il s’est borné, sur le fond, à contester tout lien entre lui et les attentats énumérés dans l’acte d’accusation. Les avocats qu’il avait désignés sont restés présents mais assis dans le public.

* La clôture des débats

Le 24 août 2003, Mme Chen a présenté les conclusions de l’accusation en reprenant et en développant les termes de l’acte d’accusation. Un mois plus tard, à l’audience du 29 septembre 2003, M. Barghouti a été invité à présenter lui-même sa défense. S’exprimant en hébreu pendant une heure, il a dénoncé le caractère politique du procès mené contre lui et refusé de répondre point par point à l’accusation. Au lieu de cela, il a exposé sa vision des relations israélo-palestiniennes, invitant Israël à choisir entre la coexistence avec un Etat palestinien ou la coexistence de deux peuples au sein d’un même Etat. Proclamant son soutien à la résistance à l’occupation israélienne et à l’Intifada, il s’est déclaré hostile aux meurtres de victimes innocentes et a conclu son discours en annonçant qu’il serait bientôt libre.

A l’issue de cette audience, le Tribunal a mis le jugement en délibéré. A ce jour, il n’est toujours pas rendu. La date à laquelle il sera rendu n’est pas non plus connue et ne le sera probablement, d’après les indications recueillies, qu’avec un très court préavis.

 

II. Analyse : un procès non conforme aux normes internationales

De l’avis des personnes ayant assisté aux débats devant le Tribunal de district de Tel-Aviv, les audiences ont été conduites dans un relatif climat d’impartialité (mis à part quelques incidents sur lesquels on reviendra). Néanmoins, l’ensemble des éléments recueillis conduisent à conclure que la manière dont a été conduite la phase préalable au procès n’était pas de nature à assurer un procès équitable.

En faisant capturer M. Barghouti en territoire palestinien dans le cadre d’une opération militaire, avant de le maintenir en détention au secret pendant plusieurs semaines, pendant lesquelles ont " filtré " des accusations mettant en cause le Président Yasser Arafat, les autorités israéliennes ne prenaient pas seulement le risque d’un procès où la polémique politique l’emporterait presque nécessairement sur le débat juridique. Elles prenaient aussi le risque d’un procès reposant sur une enquête aux méthodes contestables et donc sur des preuves fragiles.

L’objet du présent rapport n’est pas de se prononcer sur les enjeux politiques qui ont été traités à l’occasion du procès, mais d’étudier la manière dont les autorités israéliennes ont traité le détenu et ont préparé le procès mené contre lui, sous un angle exclusivement technique, à l’aune des normes internationales en la matière. A de nombreuses reprises, ces normes ont été clairement méconnues.

1. L’arrestation de M. Barghouti et son transfert en Israël

L’arrestation de M. Barghouti avait vraisemblablement été décidée plusieurs mois à l’avance puisqu’un cadre juridique avait été préparé, la Magistrate’s Court de Jerusalem ayant délivré un mandat d’arrêt depuis le mois de septembre 2001.

Lors de ma rencontre avec Mme Chen, mes interlocuteurs ont beaucoup insisté sur le respect scrupuleux des règles de procédure. Il a été souligné en particulier que la procédure avait été conduite par des services de police et non par les autorités militaires (de même que M. Barghouti sera finalement jugé par un tribunal de droit commun et non un tribunal militaire).

Néanmoins, ce sont des militaires qui ont arrêté M. Barghouti et l’armée n’est pas une autorité de police. Elle est intervenue, en l’occurrence, en dehors des frontières d’Israël puisque la ville de Ramallah, dont M. Barghouti est député et où il a été arrêté, se trouve, en application des accords d’Oslo II, en " zone A " c’est-à-dire zone d’autonomie palestinienne, dont l’armée israélienne a accepté de se retirer en 1995 et où la souveraineté (y compris policière et judiciaire) est exercée par l’Autorité palestinienne.

Bien que le Tribunal de district de Tel-Aviv en ait jugé autrement, cette façon de procéder semble bien heurter de front les accords d’Oslo, d’une part et la quatrième Convention de Genève, d’autre part.

a) En ce qui concerne les accords d’Oslo

Les Accords d’Oslo II ont représenté une étape importante vers la constitution, alors envisagée par les deux parties dans un délai rapproché, d’un Etat palestinien, avec le transfert à l’Autorité palestinienne d’importantes prérogatives de souveraineté puisque liées notamment à la sécurité et à l’administration de la justice.

En vertu des Accords d’Oslo, il appartient aux institutions palestiniennes, policières et judiciaires, de contribuer à assurer la sécurité de la région en jugeant les infractions commises en territoire palestinien et, notamment, en réprimant les attaques dirigées contre Israël depuis ces territoires.

Dans le cas de M. Barghouti, si les autorités israéliennes avaient eu des éléments à charge susceptibles de justifier son interpellation, elles n’ont semble-t-il transmis aucun dossier aux institutions palestiniennes qui n’ont donc pas eu l’opportunité d’examiner ces charges et de décider s’il y avait lieu d’y donner suite.

Dans leur réponse, les juges du Tribunal de Tel-Aviv admettent que les accords d’Oslo n’ont pas été respectés. Ils le justifient en indiquant, d’une part, que la partie palestinienne n’a pas davantage respecté les accords puisqu’elle soutient le terrorisme au lieu de le poursuivre; et, d’autre part, que ces accords ne créent pas une compétence exclusive des juridictions palestiniennes, mais laissent coexister une compétence concurrente des juridictions israéliennes dans les cas prévus par la loi interne.

En d’autres termes, les juges ont considéré que la loi israélienne selon laquelle les tribunaux israéliens sont compétents pour juger des crimes commis contre des citoyens israéliens devrait continuer à s’appliquer, nonobstant les dispositions des accords d’Oslo.

Le présent rapport n’a pas à se pencher sur l’interprétation de la loi israélienne et notamment le point de savoir si les règles de compétence juridictionnelle prévues par la loi interne avant l’intervention des accords d’Oslo doivent être considérées comme modifiées par ces accords, comme le soutenait la défense, ou non, comme l’a jugé le Tribunal.

Mais sous l’angle du droit international qui seul intéresse le présent rapport, on ne peut qu’observer que, dans le cas particulier de M. Barghouti, les autorités militaires et judiciaires israéliennes ont choisi d’ignorer les dispositions de l’accord du 28 septembre 1995 selon lesquelles le maintien de l’ordre et de la sécurité dans la " zone A " incombe à la partie palestinienne (articles XIII et XVII), y compris le jugement des affaires pénales (annexe III, article 1).

Le Tribunal de district de Tel-Aviv a relevé que les accords d’Oslo seraient méconnus par l’Autorité palestinienne elle-même, comme s’il s’agissait d’un élément contribuant à justifier sa décision, supposant implicitement que les accords seraient devenus lettre morte. Les accords d’Oslo, y compris l’accord du 28 septembre 1995, ont pourtant toujours force impérative d’après la Cour Suprême israélienne, qui en a fait application, par exemple, dans un arrêt du 3 septembre 2002 (affaires HCJ 7015/02 et 7019/02).

b) En ce qui concerne la quatrième Convention de Genève

Cette convention du 12 août 1949 traite de " la protection des populations civiles en temps de guerre " et s’applique notamment aux situations d’occupation d’un territoire par l’armée d’un Etat étranger (article 2). Israël a adhéré à cette convention le 6 janvier 1952.

Son article 49 sera cité intégralement car son texte ne comporte aucune ambiguïté nécessitant interprétation :

" Les transferts forcés en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre Etat, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif. "

Il en résulte très clairement l’interdiction faite à l’armée occupante de transférer un prisonnier depuis le territoire occupé jusqu’au territoire israélien, et ceci " quel qu’en soit le motif ".

Si le Tribunal de district de Tel-Aviv avait appliqué cette règle, il aurait nécessairement été conduit à constater que le transfert de M. Barghouti depuis Ramallah jusqu’à Jérusalem constituait une infraction à la quatrième Convention de Genève. Il est à noter que selon les articles 146 et 147 de cette convention, cette infraction devrait être sanctionnée pénalement.

Pour écarter cette règle, les juges du Tribunal de district de Tel-Aviv ont appliqué la jurisprudence de la Cour suprême israélienne. Selon cette jurisprudence, non seulement l’article 49 ne peut pas être invoqué devant les tribunaux israéliens, mais de surcroît, il n’interdirait pas les transferts de prisonniers individuels.

Sur le premier point (impossibilité d’invoquer la Convention de Genève devant les tribunaux), l’Etat d’Israël est en effet un Etat " dualiste " en matière de droit international public, où les traités et conventions ratifiés engagent et obligent l’Etat vis-à-vis de la communauté internationale, mais ne peuvent pas être invoqués devant les tribunaux s’ils n’ont pas fait l’objet d’une loi les intégrant dans l’ordre juridique interne. Les tribunaux acceptent néanmoins d’appliquer spontanément les dispositions de la coutume internationale, qui sont considérées comme faisant directement partie du droit israélien. Mais l’interdiction des transferts de prisonniers depuis un territoire occupé jusqu’au territoire de la puissance occupante n’est pas considérée comme une interdiction coutumière. Pour cette raison, les tribunaux et la Cour suprême continuent de considérer qu’un accusé ne peut pas invoquer l’article 49 de la Convention de Genève pour se défendre.

Cette limitation ne fait cependant obstacle que devant les tribunaux. Au plan international, comme on l’a dit, les infractions à la Convention engagent la responsabilité de l’Etat d’Israël à l’égard de la communauté internationale et rien ne s’oppose à ce que l’Union interparlementaire le constate et s’en inquiète.

Et devant les tribunaux eux-mêmes, cette limitation est en réalité de peu de conséquences pratiques puisque la Cour suprême a donné en 1988 sa propre interprétation de l’article 49 de la quatrième Convention, dans un arrêt Afu (HCJ 785/87, 18 avril 1988), selon laquelle cette disposition ne vise en réalité à interdire que les déportations massives de populations civiles. Cette interprétation se réfère au contexte historique dans lequel ont été adoptées les dispositions de la quatrième Convention de Genève (dans les années qui ont immédiatement suivi la seconde guerre mondiale et les déportations massives engendrées par ce conflit) et en conclut que les auteurs de la Convention n’ont pas pu viser le cas d’un individu isolé commettant des actes d’hostilité et de terreur.

Les jugements du Tribunal de district de Tel-Aviv reprennent cette interprétation de la Cour suprême dans le dossier de M. Barghouti (jugement sur la détention du 12 décembre 2002 et jugement du collège statuant sur le fond du 16 janvier 2003). Les juges ont ainsi considéré que quand bien même l’article 49 de la quatrième convention serait applicable directement en droit israélien, ce qui, disent-ils, n’est pas le cas, ses dispositions ne viendraient pas à l’appui de la défense de M. Barghouti.

La position des autorités israéliennes (y compris ses autorités judiciaires) à l’égard de l’article 49 de la quatrième Convention contredit manifestement la lettre même du texte, que l’on a cité plus haut dans son intégralité pour montrer qu’il n’a nul besoin d’être interprété. Les auteurs de ce texte ont expressément prévu, non seulement le cas des déportations massives, mais aussi, tout aussi expressément, le cas des transferts forcés individuels.

Pour cette raison, la jurisprudence Afu est critiquée par certains auteurs et même par certains juges en Israël même.

Mais quelle que soit la jurisprudence qui prévaut dans le droit interne israélien, il demeure, comme on l’a dit plus haut, que les infractions à la quatrième Convention engagent la responsabilité d’Israël dans l’ordre juridique international, ce que l’Union interparlementaire est à même de constater et de regretter.

La thèse selon laquelle l’article 49 n’interdirait que les déportations massives et autoriserait les transferts individuels de prisonniers n’est admise par aucune institution internationale. Elle contredit la doctrine du Comité international de la Croix-Rouge.

Il est important de souligner que l’article 147 de la quatrième Convention dresse une liste d’infractions qu’il qualifie d’infractions graves. Cette liste inclut notamment " la déportation ou le transfert illégaux, la détention illégale, le fait de (...) priver (une personne protégée) de son droit d'être jugée régulièrement et impartialement selon les prescriptions de la présente Convention ". Et l’article 146 oblige les Etats parties à la Convention à poursuivre pénalement les auteurs de ces infractions graves.

Le Comité des droits de l’homme des parlementaires de l’Union interparlementaire est donc en mesure de constater que le transfert de M. Barghouti de Ramallah (territoire occupé selon l’analyse constante du Conseil de sécurité des Nations Unies) à Jérusalem puis à Tel-Aviv pour son procès, constitue une infraction grave à la quatrième Convention de Genève.

2. Le droit d’être informé sans délai des raisons de son arrestation et de sa détention ainsi que de ses droits

Aux termes de l’article 9.2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par Israël en 1991, " Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui ".

Il m’a été indiqué que M. Barghouti s’était vu notifier officiellement son arrestation, non pas au moment où celle-ci a été effectuée par l’armée, mais en fin de journée, lorsque, à son arrivée au centre de détention Russian Compund, il a été présenté à un officier de police.

J’ai demandé à Mme Chen, du bureau du State Attorney, si c’est à ce moment là que M. Barghouti avait été informé des raisons de son arrestation et de ses droits. Je n’ai pas obtenu de réponse claire. Mme Chen a souligné que M. Barghouti avait pu s’entretenir sans restrictions avec son avocat au cours de son troisième jour de détention et m’a indiqué qu’il s’agissait d’une personne très informée de ses droits, notamment pour avoir déjà été arrêtée par le passé. Mais il n’appartient pas aux autorités d’évaluer le niveau d’information des personnes interpellées et un haut degré d’information ne la dispense pas de l’informer de leurs droits. Et si l’accès à un avocat constitue en lui-même un droit pour la personne privée de liberté, cela n’autorise pas davantage les autorités à transférer à cet avocat l’obligation d’informer le détenu de ses droits, alors que de surcroît plusieurs jours peuvent s’écouler (comme en l’espèce) avant la rencontre avec l’avocat.

Enfin, en tout état de cause, l’information due à la personne interpellée ne se limite pas à ses droits mais doit également porter sur les raisons de son arrestation, qui doivent lui être exposées au moment même de son arrestation. Il semble que M. Barghouti ait été informé des raisons de son arrestation lorsque celle-ci lui a été notifiée en fin de journée le 15 avril 2002, soit après quelques heures. Les charges retenues à son encontre – soit à l’époque meurtre et tentative de meurtre – lui auraient ensuite été notifiées lors de sa première comparution devant un juge, le 22 avril 2002.

3. Droit d’être traduit promptement devant un juge

L’article 9.3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques prévoit que " Tout individu arrêté ou détenu du chef d'une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré ".

Cette première comparution devant un juge vise à permettre un contrôle impartial et indépendant de la régularité de l’arrestation et de la détention, et de la nécessité de poursuivre la privation de liberté.

Selon les indications qui m’ont été données par M. Boulus que sa première présentation à un juge ne serait intervenue que le 22 avril 2002, soit une semaine après son arrestation, et il aurait comparu sans son avocat, qui n’aurait été entendu que séparément et sans accès au dossier.

J’ai interrogé Mme Chen sur ce délai de comparution. Lors de l’entrevue qu’elle m’a accordée, elle n’a pas eu la possibilité de vérifier point par point dans le dossier – qu’elle n’avait pas dans son intégralité avec elle – la réponse à chacune de mes questions. C’est le cas en particulier de celle-ci. Mme Chen m’a indiqué qu’elle avait effectivement au dossier les minutes d’une audience tenue le 22 avril 2002 mais qu’il lui semblait qu’une première comparution avait eu lieu 96 heures après l’arrestation.

N’ayant pas eu accès au dossier, je n’ai pas pu vérifier ce point. Je relève cependant que l’arrêt de la Cour suprême du 14 mai 2002 fait mention d’une décision rendue le 22 avril 2002 pour prolonger la détention de M. Barghouti, mais ne mentionne pas de décision antérieure.

Un délai d’une semaine paraîtrait excessif au regard de l’article 9.3) du Pacte : même si l’expression employée dans le Pacte (" dans le plus court délai ") ne fixe pas de seuil, un nombre de jours maximum, il est généralement considéré que ce délai ne saurait dépasser quelques jours et, à titre de comparaison, les délais suivants ont été jugés excessifs :

  • une semaine : le Comité des droits de l’homme, institué par le Pacte, a considéré qu’un délai d’une semaine était excessif2. Dans cette affaire, le détenu encourait la peine de mort, mais on observera que M. Barghouti encourt la peine maximum prévue par la loi pénale israélienne, à savoir la détention à perpétuité;

  • une semaine : la Commission inter-américaine des droits de l’homme a critiqué la loi de procédure pénale de Cuba au motif qu’elle permettait théoriquement qu’un détenu reste une semaine privé de liberté avant d’être présenté à un juge3;

  • 4 jours et 6 heures : la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’un tel délai avant présentation d’un détenu à un juge n’était pas satisfaisant4.

S’il était confirmé que la première comparution de M. Barghouti devant un juge n’a eu lieu qu’une semaine après son arrestation, cela signifierait qu’il est resté entre les mains des enquêteurs pendant toute cette période sans aucun contrôle juridictionnel. On serait en droit de critiquer ce délai comme excessif et privant M. Barghouti d’une garantie fondamentale prévue par le droit international.

On doit en outre relever et regretter que, pour sa comparution devant le juge qui devait autoriser la prolongation de sa détention, M. Barghouti n’ait pas pu être assisté de son avocat en raison de l’interdiction de communiquer avec lui qui prévalait à cette époque.

M. Boulus m’a expliqué que pour cette audience, M. Barghouti et son avocat étaient entrés tour à tour dans la salle d’audience du juge militaire, dans les locaux mêmes du Russian Compund, le centre de détention où il était emprisonné, sans pouvoir communiquer ni préparer cette comparution.

Dans ces conditions, les garanties prévues par l’article 9.3) du Pacte ont été violées.

4. Détention au secret

Comme exposé plus haut, M. Barghouti a été autorisé à voir son avocat le 18 avril 2002, soit trois jours après son arrestation, puis l’officier de police responsable de l’enquête a pris la décision régulièrement renouvelée jusqu’au 15 mai suivant, d’interdire toute autre rencontre.

M. Boulus a contesté à deux reprises ces décisions devant la Cour suprême qui, les deux fois, a rejeté ses recours en admettant que ces décisions d’interdiction étaient justifiées par les nécessités de l’enquête et de la sécurité de la région5. La Cour suprême a rendu ces deux arrêts dans un cadre non contradictoire, c’est-à-dire en entendant les motifs donnés par les enquêteurs et en examinant les pièces communiquées par ceux-ci, sans que ces motifs et documents soient présentés à M. Boulus ni discutés contradictoirement. Dans l’arrêt du 3 mai 2002, il est ainsi indiqué : " Nous avons été convaincus que, vu les circonstances de cette affaire, les raisons de sécurité et les besoins de l’enquête, il n’était pas possible pour nous de révéler et d’expliquer à l’avocat du requérant les raisons qui nous ont été transmises ". Il a été procédé de la même manière dans le second recours qui a donné lieu à l’arrêt du 14 mai 2002.

Lorsqu’elle m’a reçu, Mme Chen m’a assuré que la suspension des contacts entre détenu et avocat était une mesure prévue par le droit israélien, qui n’était pas réservée aux prisonniers palestiniens et avait été aussi appliquée à des prisonniers juifs.

La multiplication des cas d’application d’une mesure contestable ne la rend pas plus acceptable, et la qualité ou la religion de ceux auxquels elle est appliquée sont parfaitement indifférentes à sa légalité au regard des normes internationales.

Le Comité des droits de l’homme, institué par le Pacte relatif aux droits civils et politiques pour en surveiller le respect, a considéré que " toute personne arrêtée doit avoir un accès immédiat à un avocat "6. Cet accès n’a pas vocation à être exercé une seule fois puis à être suspendu, comme il l’a été ici.

Cette suspension décidée par les organes d’enquête et approuvée de manière non contradictoire par la Cour suprême a placé M. Barghouti dans une situation de détention au secret difficile à justifier. Il n’est pas possible d’admettre " aveuglément " la justification acceptée par la Cour suprême sans explication. Le concept de contrôle d’une autorité juridictionnelle sur une décision administrative ou policière impose que ce contrôle soit transparent. Le refus des juges d’informer l’avocat des raisons qui feraient obstacle à ses rencontres avec son propre client a pour conséquence que la décision des juges ne peut pas, de mon point de vue, être prise en considération comme justifiant valablement ces méthodes.

Plusieurs institutions ont condamné le recours prolongé à la détention au secret : la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a déclaré qu’elle pouvait faciliter la perpétration de la torture et constituer en elle-même une forme de traitement cruel, inhumain ou dégradant7. Le Comité des droits de l’homme a jugé qu’elle peut constituer une violation de l’article 7 du Pacte (prohibant la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants) ou de son article 10 (qui prévoit que " Toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine ")8.

Dans le cas de M. Barghouti, les autorités israéliennes ont prolongé la détention au secret pendant un mois, soit une très longue période. Pendant cette période, elles ont autorisé une fois M. Boulus à apercevoir son client marcher dans une cour de son lieu de détention, afin de démentir une rumeur d’hospitalisation; puis elles ont autorisé une rencontre entre le parlementaire et son avocat le 7 mai, sous contrôle d’un agent de sécurité et avec interdiction d’évoquer le dossier.

Dans le même temps, les services du Shin Bet ont fait paraître dans la presse des informations selon lesquelles M. Barghouti avait passé des aveux quant à son rôle dans divers attentats terroristes et mis personnellement en cause le Président de l’Autorité palestinienne, M. Yasser Arafat. M. Barghouti a nié ces aveux dès qu’il en a eu l’opportunité et, notamment, lors de son procès public.

La détention au secret violait déjà gravement les droits de M. Barghouti, par sa durée. Il paraît choquant que l’interdiction de communiquer n’ait prévalu que dans un seul sens et que les personnels chargés d’interroger M. Barghouti ne se soient pas imposés le silence qu’ils imposaient à leur détenu, pendant une période où celui-ci était dans l’incapacité de réagir publiquement, par le canal de ses avocats, ou même simplement auprès de ces derniers, à ce qui était dit de lui.

Le recours à ces méthodes a un prix pour les autorités : il enlève énormément de crédit aux preuves qu’elles disent avoir rassemblées pendant ces quelques semaines d’interrogatoire, et qui constituent pourtant l’une des bases de l’accusation.

C’est d’autant plus le cas que M. Barghouti a fait état de traitements cruels, inhumains et dégradants pendant cette phase d’interrogatoire, qui n’ont fait l’objet d’aucune enquête.

5. Allégation de traitements cruels, inhumains ou dégradants

Pendant la période de détention de M. Barghouti au secret, son avocat, M. Boulus, a fait part à la Cour Suprême, dans le cadre des deux recours qui viennent d’être évoqués, de craintes quant au traitement imposé à son client, notamment aux soins dont celui-ci pourrait avoir besoin en raison de son état de santé, et de la crainte qu’il soit interrogé avec utilisation de la méthode du shabeh, qui associe privation de sommeil, impossibilité de se détendre (installation du prisonnier sur une chaise où il ne peut se maintenir en position stable – et M. Barghouti évoquera effectivement les clous dépassant du dossier l’empêchant de s’y appuyer) – et interrogatoires continus pendant plusieurs heures ou journées sans contact avec l’extérieur (et la suppression du droit de visite de l’avocat).

Devant la Cour suprême, les autorités ont affirmé que M. Barghouti recevait tous les soins dont il avait besoin et que l’enquête se déroulait sans exercer de pression sur le détenu.

Elles ont cependant soutenu, comme on l’a vu, le bien-fondé de la suppression du droit de visite de l’avocat et ont implicitement admis avoir restreint le sommeil de leur prisonnier, dans une déclaration dont les termes font référence à la jurisprudence de la Cour.

En effet, dans un arrêt du 6 septembre 1999, la Cour Suprême a distingué le cas où la privation de sommeil aurait pour but de briser le détenu, ce qu’elle interdit, du cas où il est privé de sommeil par les nécessités de l’interrogatoire, ce qui est toléré : " Indeed, a person undergoing interrogation cannot sleep as does one who is not being interrogated. The suspect, subject to the investigators' questions for a prolonged period of time, is at times exhausted. This is often the inevitable result of an interrogation, or one of its side effects. This is part of the "discomfort" inherent to an interrogation. This being the case, depriving the suspect of sleep is, in our opinion, included in the general authority of the investigator " (para. 31).

Cette décision de la Cour suprême a été critiquée par le Comité des Nations Unies contre la torture lors de sa 29ème session (novembre 2001) : " The court prohibits the use of sleep deprivation for the purpose of breaking the detainee, but stated that if it was merely incidental to interrogation, it was not unlawful. In practice in cases of prolonged interrogation, it will be impossible to distinguish between the two conditions ".

Dans le cas de M. Barghouti, l’avocat de l’Etat devant la Cour suprême n’a pas contesté les restrictions apportées à son sommeil, mais a déclaré que le programme de l’enquête prévoyait de le laisser dormir " pendant un certain nombre d’heures raisonnable " (arrêt du 3 mai 2002). Lors du second recours devant la Cour suprême, les autorités ont déclaré que M. Barghouti pouvait " dormir un nombre d’heures raisonnable " et dans sa décision du 14 mai 2002, la Cour indique avoir examiné – hors de la présence de M. Barghouti et de son avocat – le déroulement de l’enquête, et avoir été " convaincue qu’aucun moyen inadmissible n’a été employé contre le requérant ". La Cour n’indique pas ce qui, à ses yeux, distinguerait un moyen admissible d’un moyen inadmissible, mais cet arrêt du 14 mai 2002 a été rédigé par le Président de la Cour, M. Barak, qui est aussi l’auteur de la décision du 6 septembre 1999, qui concluait que " depriving the suspect of sleep is, in our opinion, included in the general authority of the investigator ".

Lorsqu’il a pu rencontrer ses conseils librement, fin mai 2002, M. Barghouti a affirmé avoir été soumis au shabeh. Il a également indiqué avoir reçu de ses interrogateurs des menaces de mort le visant, lui et son fils.

J’ai demandé à Mme Chen de quelle manière ces allégations avaient été traitées. Elle m’a répondu que M. Barghouti ne les avait pas formulées devant les juges, notamment la privation de sommeil, comme il aurait dû le faire. S’il avait soulevé le problème de ses conditions d’interrogatoire, un débat se serait instauré à ce sujet devant le Tribunal qui y aurait consacré le temps nécessaire. Les interrogateurs auraient été appelés à la barre et M. Barghouti et ses conseils auraient eu l’opportunité de les interroger. En définitive, si ces investigations à l’audience avaient confirmé les allégations de M. Barghouti, cela aurait pesé sur l’issue du procès et, en particulier, toutes les déclarations obtenues de M. Barghouti par ces méthodes auraient été écartées.

Mme Chen a regretté que M. Barghouti s’adresse aux médias ou aux organisations telles que l’Union interparlementaire pour se plaindre de mauvais traitements et n’utilise pas la procédure prévue par la loi.

Mais cette analyse selon laquelle l’accusé, pour obtenir que ses allégations de mauvais traitements soient examinées, aurait dû les formuler dans le cadre du procès dirigé contre lui, semble pourtant contestable. Elle revient en effet à dire que les allégations de mauvais traitements ne seront examinées que si l’accusé accepte de coopérer à son propre procès et, au bout du compte, de se défendre de la manière dont l’accusation voudrait qu’il se défende. Or, quoi que l’on pense du système de défense adopté par M. Barghouti, l’accusé dans un procès pénal doit avoir la liberté totale du choix de sa défense. M. Barghouti a fait le choix de contester la compétence du Tribunal de district de Tel-Aviv, qui plus est pour des raisons qui, au regard du droit international, sont très pertinentes. Bien que le Tribunal ait rejeté ces raisons, M. Barghouti a ensuite choisi de refuser de participer au procès, de répondre aux questions qui lui étaient posées, de contre-interroger les témoins.

Pour que les allégations de mauvais traitement soient examinées de la manière indiquée par Mme Chen, il aurait fallu que M. Barghouti demande au Tribunal d’écarter les déclarations qu’il avait faites aux enquêteurs pendant l’enquête en indiquant qu’elles avaient été obtenues au moyen de pressions inacceptables. Il aurait donc fallu que M. Barghouti revienne, d’une part, sur ses déclarations et, de l’autre, entre dans le débat sur la valeur des éléments de preuve soumis au Tribunal, ce qui n’aurait pas été compatible avec son choix de dénier toute compétence au Tribunal.

En réalité, le seul canal approprié pour l’examen d’allégations de mauvais traitement consiste à ouvrir une enquête sur ces allégations, comme le prévoit par exemple l’article 12 de la Convention des Nations Unies contre la torture, ratifiée par Israël en 1991. On ne peut pas accepter la proposition selon laquelle cette enquête ne pourrait se faire que dans le cadre du procès de l’accusé.

6. Accès à l’avocat et droits de la défense

Selon l’article 14.3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, toute personne accusée d’une infraction pénale a droit " à communiquer avec le conseil de son choix " (paragraphe b) et " à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix " (paragraphe d). Ce droit, que les autorités israéliennes auraient dû garantir à M. Barghouti, a été entravé à plusieurs reprises.

a) Restriction des communications de M. Barghouti avec ses avocats

On a déjà examiné plus haut l’interdiction faite à M. Barghouti de rencontrer ses avocats entre le 18 avril et le 15 mai 2002. On a signalé aussi l’exception qui avait été faite à cette interdiction le 7 mai, lorsque M. Boulus a pu s’entretenir avec son client, mais en présence d’un agent de sécurité et avec l’interdiction d’évoquer le dossier. Ces conditions restrictives sont une claire violation de l’article 14.3b) du Pacte, cité ci-dessus, qui garantit la libre communication entre l’accusé et son avocat. Selon l’interprétation du Comité des droits de l’homme, ce texte " (requires) counsel to communicate with the accused in conditions giving full respect for the confidentiality of their communication " (Commentaire général 13, para. 9).

Les avocats français de M. Barghouti ont rencontré les plus grandes difficultés lorsqu’ils ont demandé à pouvoir le rencontrer, alors même que l’ambassadeur d’Israël en France leur avait indiqué que ce serait possible. Si une première rencontre a pu avoir lieu le 5 septembre 2002, la seconde rencontre, qui a eu lieu le 21 novembre 2002 à la prison de Tel-Aviv, a été interrompue au bout d’une heure par un responsable de la sécurité de la prison, apparemment furieux que les avocats français aient été autorisés à entrer.

Enfin, le 29 septembre 2003, ni Mme Halimi, ni même M. Boulus n’ont été autorisés à rencontrer M. Barghouti à la prison de Beer Sheva, dans le Negev. M. Boulus m’a rapporté qu’il s’était heurté à plusieurs refus de visites depuis la fin du procès et qu’il en avait saisi le Président du barreau israélien.

Enfin, les rencontres au parloir de la prison ne sont pas confidentielles mais ont lieu sous la surveillance d’un gardien.

b) Interdiction de participer aux débats faite aux avocats n’appartenant pas au barreau d’Israël

Ni Mme Halimi, ni MM. Voguet et Skhirat n’ont pu participer aux audiences. Les avocats français ont été seulement admis à s’asseoir dans le public. Cette situation semble dictée par la législation en vigueur en Israël.

c) Pressions sur les avocats

Lors d’un de ses déplacements en Israël dans le cadre de sa mission de défense, Mme Halimi a été interceptée à son arrivée à l’aéroport de Tel-Aviv et interrogée pendant deux heures. Son dossier professionnel lui a été retiré et a été consulté, voire photocopié, en violation des règles du secret professionnel. Cette mesure d’intimidation a donné lieu à une protestation officielle du barreau de Paris par la voix de son bâtonnier.

M. Boulus m’a rapporté que les autorités pénitentiaires ont déposé une plainte à son encontre auprès du barreau d’Israël en l’accusant d’avoir servi d’intermédiaire entre M. Barghouti et un journal israélien qui a publié une interview de lui alors qu’il était détenu (accusation contestée par M. Boulus).

Ces incidents ne conduisent pas à conclure à l’existence de pressions systématiques d’une ampleur menaçant l’exercice de la défense, mais elles sont très regrettables et illustrent un climat tendu à l’égard de professionnels qui ne font que remplir leur mission.

On rappellera que, dans ses Commentaires généraux sur les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme a souligné que les avocats devraient être protégés de toutes " restrictions, influences, pressures or undue interference from any quarter " (Commentaire général 13 para. 9).

7. Les débats

a) Publicité des audiences

Selon les journalistes et observateurs qui ont pu assister aux audiences, le climat y était parfois également très tendu.

La presse a fait état à plusieurs reprises d’incidents, d’invectives, de l’expulsion de l’accusé, de prises à partie des avocats par le public.

Les autorités israéliennes ont souhaité assurer une très grande publicité à ce procès. La couverture médiatique y était très importante. Des pupitres étaient installés en dehors des salles d’audience pour permettre aux porte-parole des autorités judiciaires et gouvernementales de tenir des points de presse. De nombreuses victimes d’attentats et leurs familles étaient présentes.

Il semble pourtant que, malgré ce souhait de grande publicité des débats, l’accès à la salle d’audience n’ait pas été réellement aussi facile pour tout le monde.

Ainsi la propre épouse de M. Barghouti et son fils n’ont pas été autorisés à quitter Ramallah pour assister au procès. Une observatrice de la Fédération internationale des droits de l’homme s’est vu refuser l’accès au territoire israélien alors qu’elle venait assister à une audience au début du mois d’octobre 2002.

M. Boulus et Mme Halimi ont indiqué que, lors des premières audiences, le simple fait d’accéder à la salle d’audience était difficile, même pour les avocats et a fortiori pour les autres observateurs indépendants venus assister au procès. Lors d’une des premières audiences, il y aurait eu un mouvement de foule contre M. Barghouti et ses avocats qui auraient été extraits par une issue de secours.

Dans un deuxième temps, un modus vivendi s’est instauré entre les autorités judiciaires et la défense. Plusieurs bancs étaient réservés à la défense dans la salle d’audience elle-même, deux autres salles étaient reliées par vidéo à la salle d’audience pour le public et les journalistes, sauf ceux autorisés individuellement à assister aux débats dans la salle elle-même.

b) Manquements à la présomption d’innocence

Un incident est survenu lors de la première comparution de M. Barghouti, le 5 septembre 2002, devant le collège présidée par Mme Zerota.

Alors que M. Barghouti venait de se décrire comme un " fighter for peace for both peoples " la présidente l’a interrompu en ces termes : " One who fights for peace doesn't turn people into bombs and kill children ".

Cette déclaration est très étonnante de la part d’un juge qui doit se prononcer sur la culpabilité de l’accusé et qui manifeste, dès l’ouverture du procès, un avis aussi tranché sur le sujet. M. Barghouti aurait été, vraisemblablement, en position de demander à ce juge de se récuser à cause de ce manquement à son devoir d’impartialité.

Cet incident est à rapprocher d’un autre, survenu en dehors du Tribunal mais qui a nécessairement pesé sur la sérénité des débats : en juillet 2003, certains journaux ont annoncé que le gouvernement israélien serait tenté de négocier la libération de M. Barghouti dans le cadre d’un échange de prisonniers, et que l’Attorney General d’Israël, M. Elyakim Rubinstein, s’était adressé au Premier ministre pour s’y opposer, en déclarant, dans un courrier dont les termes ont été rendus publics que M. Barghouti était un " first rate architect of terrorism ". A nouveau, cette déclaration préjugeait de l’issue d’un procès pourtant toujours en cours et manifestait un mépris de la présomption d’innocence surprenant pour une personnalité occupant de telles fonctions.

c) Eléments de preuve invoqués

A l’appui de son acte d’accusation, le bureau du State Attorney a invoqué surtout des témoignages et des déclarations de l’accusé et d’un certain nombre d’autres personnes.

Je n’ai pas eu accès aux preuves matérielles invoquées, qui sont essentiellement des documents saisis par l’armée dans le bureau de M. Barghouti. M. Boulus m’a expliqué qu’il s’agissait surtout de courriers adressés à M. Barghouti en tant que parlementaire, et qu’aucun document émanant de M. Barghouti ne l’impliquait dans les actes qui lui sont reprochés.

L’accusation a fait citer près d’une centaine de témoins. Les procès-verbaux des audiences, qui m’ont été remis en hébreu et que j’ai pu consulter avec l’aide de M. Bitar, traducteur assermenté, mentionnent l’audition de 96 témoins à charge.

Ce chiffre doit être relativisé car, sur ces 96 personnes, 63 sont des enquêteurs ou des personnes ayant été associées à l’enquête sur M. Barghouti, ou aux enquêtes sur les attentats qui lui sont reprochés, et n’ont donc pas pu apporter un témoignage personnel sur son implication.

Par ailleurs, 12 des témoins cités sont des personnes qui ont été victimes ou témoins d’attentats et en ont fait le récit, mais ne détenaient pas d’éléments quant à l’implication personnelle de l’accusé.

En définitive, seuls 21 des témoins à charge étaient à même de témoigner directement, selon l’accusation, du rôle de M. Barghouti dans les attentats. Mais aucune de ces 21 personnes ne l’a mis en cause. Une douzaine d’entre elles l’ont même explicitement disculpé à l’audience. La plupart ont purement et simplement refusé de répondre aux questions du Tribunal, généralement en invoquant son incompétence pour juger M. Barghouti.

Face au refus de témoigner de la plupart des personnes citées, le Tribunal a dû se référer aux déclarations écrites recueillies par les enquêteurs. Je n’ai pas eu la possibilité de consulter ces documents mais, selon les procès-verbaux d’audiences, certains des témoins cités auraient signé, lors de leur audition par les services d’enquête, des déclarations selon lesquelles M. Barghouti aurait été informé de certains attentats avant qu’ils aient lieu, ou aurait transmis de l’argent pour financer des attentats, ou aurait commandité l’achat d’armes pour des attentats. Plusieurs témoins ont affirmé à l’audience que ces déclarations avaient été obtenues par la pression.

8. Conditions de détention de M. Barghouti à ce jour

Aujourd’hui et depuis la fin de son procès, M. Barghouti est détenu à la prison de Beer Sheva dans le désert du Negev, au sud d’Israël (région la plus éloignée de sa famille, domiciliée à Ramallah).

Il est soumis à un régime d’isolement total (solitary confinement), les seules visites autorisées étant celles de ses avocats (qui rencontrent parfois eux-mêmes les difficultés signalées au point 6.a) plus haut). Il n’a pas vu sa famille depuis son arrestation, à l’exception d’une unique visite de son épouse le 17 mai 2002.

Il occupe une cellule extrêmement petite (environ 140 x 180 cm), dont il ne sort pas même pour ses repas, mais seulement pour 45 minutes de promenade par jour dans une très petite cour.

M. Barghouti souffre de problèmes pulmonaires pour lesquels il lui a été parfois très difficile de consulter un médecin.

 

Conclusion

Le présent rapport est adressé au Comité des droits de l’homme des parlementaires pour sa session des 18 au 22 avril 2004. A cette date on ignore encore quel sera le verdict du Tribunal de district de Tel-Aviv, qui a mis son jugement en délibéré depuis le 29 septembre 2003.

A l’analyse du dossier, depuis l’arrestation de M. Barghouti le 15 avril 2002 jusqu’aux audiences de son procès, on constate que les autorités israéliennes et l’accusation ont voulu faire de ce procès un événement médiatique, un symbole, en jugeant l’un des hommes symbolisant l’Intifada et en le présentant comme un terroriste.

Depuis le début de l’enquête jusqu’au dernier jour du procès, l’accusation a travaillé sur la médiatisation du dossier presque autant que sur son contenu juridique :

  • en organisant la fuite d’informations présentées comme issues des interrogatoires de M. Barghouti à une période où celui-ci était détenu au secret, de sorte que ni lui, ni son avocat ne pouvaient répondre;

  • en choisissant d’organiser un procès public devant le Tribunal de district de Tel-Aviv plutôt qu’une audience non publique devant les juridictions militaires, comme cela était généralement la pratique pour les personnes arrêtées par l’armée israélienne dans les territoires occupés;

  • en organisant une médiatisation importante des audiences, avec accueil et accompagnement sélectif du public et organisation de points de presse dans l’enceinte même du tribunal.

Il est vrai que de tous les prisonniers palestiniens détenus par Israël, M. Barghouti est le plus élevé dans la hiérarchie de l’Autorité palestinienne, et réputé proche de M. Arafat.

Néanmoins, cela traduit aussi le fait que le gouvernement israélien a choisi de faire de la capture puis du procès de M. Barghouti un enjeu politique tout autant que judiciaire ou sécuritaire. Dans ce contexte, on ne peut pas s’étonner qu’il s’en soit suivi de véritables dérapages, évoqués dans le rapport, tels que :

  • la déclaration du Vice-Ministre israélien de la sécurité intérieure selon laquelle M. Barghouti " mérite largement la mort ",

  • la déclaration de l’Attorney General le présentant comme un terroriste,

  • les obstacles auxquels se sont heurtés ses avocats pour le rencontrer, en particulier le long interrogatoire de son avocate française, Mme Halimi, à son arrivée à l’aéroport,

  • le refus de laisser entrer en Israël une observatrice de la Fédération internationale des droits de l’homme.

Ces incidents ont, de toute évidence, été facilités par le climat qui a fait du procès un enjeu plus politique que judiciaire, mais aussi par des défaillances du droit israélien qui le mettent en défaut par rapport aux normes internationales, telles que l’acceptation des transferts de prisonniers (clairement interdits par la quatrième Convention de Genève) ou la tolérance à l’égard de méthodes d’interrogatoire qui devraient être proscrites, ou encore les textes permettant la détention au secret d’un prisonnier pendant des périodes excessivement longues.

Les autorités israéliennes ont raison de mettre en avant le fait que leur pays est confronté à un terrorisme aveugle qui pose de graves problèmes de sécurité auxquels elles doivent faire face. Ce rapport n’est pas le lieu de discuter des sources de ce terrorisme ou des moyens d’y mettre fin, mais il montre que les méthodes choisies pour y répondre ont conduit à s’écarter de la règle de droit et à perdre de vue des principes aussi essentiels que la prééminence absolue qui doit en toute circonstance être assurée au respect de l’intégrité physique des prisonniers.

Les nombreux manquements aux normes internationales relevés dans ce rapport interdisent de conclure que M. Barghouti a bénéficié d’un procès équitable.

La majorité des personnes rencontrées sont persuadées que M. Barghouti va être lourdement condamné, mais sont tout aussi persuadées que cette condamnation n’aura aucune légitimité, car elle aura été dictée par une intense pression médiatique et des intérêts politiques, beaucoup plus que par l’application rigoureuse d’une procédure respectueuse de l’intégrité de l’accusé et des droits de la défense.

Ainsi, l’affaire Barghouti aura très bien montré que les manquements aux règles internationales, bien loin d’apporter la sécurité, ont surtout sapé l’autorité de la justice israélienne en jetant le discrédit sur la manière dont sont menées les enquêtes et les procédures.


  1. La durée de cette interdiction n’a pas pu être éclaircie. Cette interdiction a donné lieu à deux arrêts de la Cour Suprême, comme on le verra plus loin : un arrêt du 3 mai 2002, qui indique que l’interdiction aurait été édictée pour une durée de six jours et un arrêt du 14 mai suivant, qui indique qu’elle aurait été édictée pour une durée de cinq jours.
  2. Affaire Mc Lawrence c/ Jamaïque, 29 septembre 1997, para 5.6.
  3. 7ème rapport sur la situation des droits de l’homme à Cuba, 1983.
  4. Affaire Brogan et al c/ Royaume-Uni, 29 novembre 1988, para. 62.
  5. Décisions des 3 mai 2002 et 14 mai 2002, citées plus haut.
  6. Observations sur la Géorgie, 9 avril 1997, para. 28.
  7. Résolution 1997/38 para. 20.
  8. Affaires Albert Womah Mukong c/ Cameroun, 21 juillet 1991, et Megreisi c/ Libye, 23 mars 1994).

Note : vous pouvez télécharger une version électronique du texte intégral de la brochure "Résultats de la 110ème Assemblée de l'UIP et réunions connexes" au format PDF (taille du fichier environ 570K). Cette version nécessite Adobe Acrobat Reader que vous pouvez télécharger gratuitement.Get Acrobat Reader

PAGE D'ACCUEILred cubeDROITS DE L'HOMMEred cubeDOMAINES D'ACTIVITESred cubeSTRUCTURE ET DOCUMENTS