« Nous devons créer un cadre économique sortant du cadre des intérêts spéciaux »
La Commission d'Experts sur les réformes du système monétaire et financier international du Président de l'Assemblée générale des Nations Unies a organisé en mars 2009 au siège de l'UIP une réunion visant à débattre de la crise économique. A cette occasion, Joseph Stiglitz, son Président et Lauréat du Prix Nobel d'économie 2001, a fait part de son analyse au Monde des Parlements.
Q: Vous avez dit qu'il faudrait mieux contrôler la mondialisation et trouver un équilibre entre le marché et l'intervention de l'Etat. Comment est-ce possible au vu de la résistance exprimée par beaucoup à l'égard de l'intervention de l'Etat dans le secteur économique, à l'exception des banques?
M. Joseph Stiglitz: Ce débat appartient au passé. Tout le monde est aujourd'hui conscient du fait que l'Etat joue un rôle absolument essentiel. Ce sont les Etats qui ont sauvé les économies. Une fois que l'on reconnaît avoir besoin de l'Etat pour sauver les emplois, l'économie et les banques, on est bien obligé de reconnaître que l'intervention de l'Etat est également nécessaire en matière de réglementation. Il est impossible d'offrir une assurance contre l'échec sans aussi se prémunir contre la récurrence de ce dernier. Les banques peuvent prendre des initiatives susceptibles de mettre en danger des milliards de dollars appartenant aux contribuables américains et nous devons donc veiller à ce que cela ne se reproduise pas. Telle a été notre erreur. Nous avons permis aux banques de prendre des initiatives ou de mettre en danger notre argent parce que nous pensions qu'elle feraient preuve de raison. Nous savons aujourd'hui que tel n'a pas été le cas. Nous ne pouvons laisser une telle situation se reproduire.
Q: Pensez-vous que cet engagement sera réellement suivi d'effets, dans une année par exemple, une fois la crise plus ou moins estompée?
J.S.: La crise ne se sera pas estompée dans un an! Mais la discussion sera en cours. Trop de gens y ont laissé trop de plumes pour que nous fassions comme si de rien n'était. La majorité des américains souhaite le changement.
Q: Qu'en est-il de la réglementation? Comment expliquez-vous le fait que personne n'ait déclenché le signal d'alarme?
J.S.: Les dirigeants des banques disposaient de trop de pouvoir politique. Nombreux sont ceux qui ont tiré le signal d'alarme, mais ceux qui gagnaient de l'argent en gagnaient beaucoup et contribuaient beaucoup trop aux campagnes électorales. Malheureusement, ils ont réussi à s'assurer de pouvoir mener sans entraves leurs activités, qui mettaient en danger des milliards de dollars appartenant aux contribuables américains.
Q: S'agit-il d'une conséquence positive de cette crise, en espérant qu'elle ne se reproduise plus?
J.S.: Je le pense. Mais n'oubliez pas que notre système politique reste une démocratie imparfaite et que nombre de ces personnes continuent à posséder beaucoup d'argent, qu'elles utiliseront pour tenter d'influer sur les milieux politiques dans le but de s'enrichir encore davantage. La bataille ne sera pas aisée.
Q: Diriez-vous que les pays en développement ont mieux résisté à cette crise financière?
T.T.: Dans beaucoup de pays en développement, les autorités de régulation et les banques centrales étaient de bien meilleure qualité, en partie en raison du fait que ces pays n'en étaient pas à leur première crise financière et en avaient tiré les leçons. Ils ont pris appui sur leur expérience passée, mais ont été soumis à une pression terrible de la part des établissements financiers américains. Certains des meilleurs, parmi lesquels l'Inde, ont résisté à ces pressions, mais d'autres ont souffert.
Q: Etes-vous d'accord avec les personnes qui prônent une réforme du FMI et de la Banque mondiale?”
J.S.: Ces institutions existent, il faut que nous collaborions avec elles, mais je crois que nous devons aussi oeuvrer en faveur de la création de nouvelles institutions. Il faut les mettre davantage en situation de concurrence.
Q: Dans le film intitulé « Le monde selon Stiglitz », vous parlez de la nécessité d'instaurer une responsabilité transfrontière. Que voulez-vous dire par là exactement?
J.S.: Nous devons instaurer une responsabilité transfrontière, car quand on commet un crime dans un Etat, dans le cadre d'une certaine législation, on peut passer la frontière et ne devoir de comptes à personne. Nous avons reconnu le principe de base: il existe des dispositions en matière d'extradition, mais trop fréquemment on n'arrive pas à obtenir l'extradition pour des délits écologiques, par exemple, qui sont pourtant graves, puisqu'ils équivalent parfois au meurtre étant donné qu'ils peuvent provoquer la mort. Il existe aussi une absence de responsabilité en matière de délits « économiques ». Les pays disposent d'un cadre juridique et, par conséquent, si vous nuisez à quelqu'un, ils peuvent vous poursuivre pour exiger des dommages. Mais à l'échelon international, si une société établie dans un pays X cause des dommages dans un pays Y, il est très difficile de faire jouer la justice. Il faudra peut-être que nous envisagions la création de tribunaux internationaux pour les délits écologiques, pour ceux qui sont commis par des entreprises ou pour garantir que ceux qui le doivent rendent compte de leurs activités. Les sociétés établies dans un pays A sont persuadées que le tribunal d'un pays B ne les traiterait pas de façon équitable. Les gens sont inquiets du manque d'équité d'un tribunal étranger, mais ce n'est pas une raison pour éliminer la notion de responsabilité. Nous devons créer des systèmes juridiques internationaux nous inspirant confiance. C'est ce que nous avons fait dans certains domaines de la jurisprudence, d'où la Cour pénale internationale, mais pas encore dans le domaine commercial. On peut faire un parallèle avec la situation des Etats-Unis, dont les 50 états ont chacun leur code du commerce. Si on commet un délit dans un état, on peut partir se réfugier dans un autre état, mais nous disposons de tribunaux fédéraux, qui forment un système suscitant une grande confiance.
Q: La même logique devrait-elle s'appliquer à l'économie mondialisée?
J.S.: Nous déployons tant d'activités internationales et commerciales que nous devrons tout naturellement nous doter d'un tribunal international du commerce.
Q: Comment les parlementaires et l'UIP pourraient-ils faire changer les choses?
J.S.: L'UIP et les parlementaires sont nettement plus proches du peuple et de la démocratie. Ils pourraient tout d'abord tenter de modifier le cadre politique pour que les dons alimentant les campagnes soient moins importants et plus transparents. La deuxième chose est de garantir une plus grande transparence. L'un des problèmes des Etats-Unis est le manque de transparence. Ce qui s'y passe est scandaleux. On ne sait tout bonnement plus où certaines quantités énormes d'argent ont bien pu passer. En leur qualité de représentants du peuple, les parlementaires peuvent exiger des comptes. La troisième chose consiste à reconnaître que les marchés ne fonctionnent pas tout seuls. Il faut que le gouvernement intervienne (même si les gouvernements sont aussi souvent en difficulté) et nous devons réfléchir à des systèmes de poids et contrepoids permettant d'améliorer le fonctionnement, tant des marchés que des gouvernements.
Q: Le monde entier attend du Président Obama qu'il sauve l'économie mondiale de la crise. Que peut-il vraiment faire?
J.S.: L'envergure des problèmes est telle qu'une seule personne ou un seul pays ne pourra jamais en venir à bout. Il apparaît toutefois clairement qu'il gère la situation bien mieux que le Président Bush. Les problèmes sont très graves et l'environnement politique pose aussi problème. Le Président Obama n'a pas obtenu un seul vote républicain à la Chambre des Représentants, par exemple, et le fait que le pays soit si polarisé sur une question d'une urgence telle a de quoi stupéfaire un économiste.
Q: Avec la Commission que vous présidez, que pouvez-vous faire pour contribuer à résoudre cette crise?
J.S.: Nous tentons de montrer ce qui peut être fait, de créer un cadre économique sortant du cadre des pressions politiques exercées par les intérêts spéciaux.