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N°36
DECEMBRE 2009

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de la Revue

Le Monde des Parliaments
Interview de Mme Navy Pillay

Nous devons nous engager en faveur de la pleine mise en oeuvre des droits de l'homme »

Mme Navy Pillay, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme Q: Selon vous, quels sont les principaux défis auxquels votre Haut-Commissariat est confronté ?
Mme Navy Pillay:
Nous devons avoir conscience du fait que, malgré tous les engagements solennels et les avancées législatives en matière de promotion et de protection des droits de l’homme à l’échelon international (et ils ont été considérables), il reste de sérieuses lacunes de mise en oeuvre. Le principal problème vient du fait que le droit et les normes internationales sont appliqués de façon imparfaite à l’échelon national. De toute évidence, les parlementaires ont un rôle crucial à jouer pour y remédier. L’impunité, les conflits armés et les régimes autoritaires n’ont pas dit leur dernier mot et il est regrettable de constater que la sécurité est parfois invoquée pour faire l’impasse sur les droits de l’homme. L’élimination de toute discrimination pour raisons de race, de couleur, de sexe, de langue, d’opinions politiques ou autres, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre condition (les promesses de la Déclaration universelle des droits de l’homme) demeure une simple promesse pour un grand nombre de personnes partout dans le monde et l’élimination de toutes les formes de discrimination constitue l’une des principales priorités du Haut-Commissariat pour les années à venir. Le droit à la liberté d’expression, le droit d’association et le droit de se rassembler, indispensables au fonctionnement de la société civile, continuent à être sérieusement remis en cause dans un grand nombre de pays. Nous devons nous engager en faveur de la pleine mise en oeuvre des droits de l’homme de façon à changer et améliorer la vie des hommes, des femmes et des enfants du monde entier. Quelle que soit notre race, notre sexe, notre nationalité, notre fortune ou notre naissance, nous pouvons tous légitimement prétendre à la concrétisation de tous les droits garantis par la Déclaration universelle.

Q: Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux parlements dans le cadre de votre lutte ?
N.P.:
Il faut avoir la conviction qu’on peut instaurer des changements positifs, faire la différence et je l’ai, notamment en raison de mon expérience personnelle de l’apartheid en Afrique du sud, ainsi que des violations des droits de l’homme auxquelles j’ai été personnellement confrontée. Quand j’étais enfant, j’étais une citoyenne de seconde zone privée de tout recours juridique. Toutefois, de mon vivant, j’ai assisté à une métamorphose totale, et l’Afrique du Sud d’aujourd’hui est une société authentiquement démocratique reposant sur l’une des Constitutions les plus solides du monde. Voici 20 ans, rares étaient ceux d’entre nous qui auraient osé imaginer une telle transformation. Une grande partie de l’évolution de l’Afrique du Sud est bien sûr à mettre sur le compte de Nelson Mandela, qui a joué un rôle visionnaire en s’engageant en faveur du compromis et de la négociation. Ce sont des mots que je méprisais quand je fréquentais l’université, mais ils ont été essentiels pour nous aider à mettre notre passé derrière nous et donner naissance à une nouvelle Afrique du Sud, démocratique. L’Afrique du Sud a bien du mal (comme un grand nombre d’autres pays) à ancrer certaines notions juridiques dans la pratique, mais avoir assisté à l’évolution qui a eu lieu au cours d’une petite décennie, et de façon relativement pacifique, m’a convaincue que tout est possible, pour autant qu’on le veuille vraiment. J’exhorterais les parlementaires du monde entier à ne pas opter pour la solution de facilité, qui consisterait à valider un statu quo, mais à faire ce qui est en leur pouvoir pour instaurer des changements positifs bénéficiant à tous les membres de notre société, et non seulement les élites habituelles.

Q: Pensez-vous que les droits de l'homme vont connaitre des avancées, ou bien des revers ?
N.P.:
Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, nous avons assisté au développement du droit international, qui sert de cadre aux obligations auxquelles les Etats se soumettent d’eux mêmes en matière de droits de l’homme, ainsi qu’à la formulation et à l’expansion permanente d’un système de supervision des droits de l’homme. Nous avons aussi assisté à la croissance du mouvement international de défense des droits de l’homme et constaté ses retombées, car les gros efforts de sensibilisation consentis par ce mouvement lui ont permis de prendre souvent part aux efforts entrepris pour mettre la pression sur les gouvernements réticents à se plier au droit et à appliquer dans la pratique des principes internationalement reconnus en matière de droits de l’homme. Comme vous le savez sans doute, les droits de l’homme sont considérés par la Charte des Nations Unies comme l’un des objectifs fondamentaux de l’Organisation. Un nombre croissant d’institutions des Nations Unies adoptent une optique fondée sur les droits de l’homme et intègre les droits de l’homme dans ses politiques et programmes. Ce faisant, ces institutions ont recentré les efforts de développement national déployés par les Nations Unies sur la question des droits de l’homme et sont aujourd’hui mieux placées pour comprendre les besoins et les droits des populations les plus défavorisées et les plus marginalisées. La crise alimentaire, financière et économique récente met cruellement en lumière la situation critique provoquée par les violations des droits de l’homme, dont les droits économiques, sociaux et culturels. Nous avons beaucoup progressé dans l’intégration de la dimension des droits de l’homme au travail réalisé au quotidien par la famille des Nations Unies. Le pilier relatif à la paix et à la sécurité a bien progressé, puisque le volet relatif aux droits de l’homme a été mieux intégré dans les missions de maintien de la paix de l’ONU et l’interaction avec le Conseil de sécurité des Nations Unies renforcée. Ceci étant, il existe une limite à ce que les Nations Unies peuvent faire pour faire bouger la situation nationale des différents pays. C’est en priorité aux gouvernements d’assumer la responsabilité de protéger les droits de l’homme, et le rôle des parlementaires, qui proposent des lois et s’assurent de leur bonne mise en oeuvre par le gouvernement au pouvoir, est crucial.

Q: Est-il possible de concilier droits de l'homme et intérêts nationaux ?
N.P.:
Bien évidemment. Les normes en matière de droits de l’homme offrent des principes uniformes et universels nous aidant à veiller à ce que les autorités de tous les pays respectent les mêmes règles. Elles ont toutes fait l’objet de négociations rigoureuses et parfois très difficiles avant d’être adoptées à l’échelon international, et il peut être tout aussi difficile de les appliquer efficacement à l’échelon national. Il est parfois tentant d’ignorer les contraintes qu’impose le respect des droits de l’homme (par exemple en cas de terrorisme, ou lorsque l’opinion publique représentant un groupe important ou majoritaire décide d’exercer une discrimination à l’encontre d’une minorité moins puissante, ou de lui nuire). Toutefois, c’est précisément la raison pour laquelle les gouvernements ont adopté ces lois internationales: ce sont des garde-fous les empêchant de se laisser aller à nuire à leurs propres citoyens (ou des citoyens d’autres pays et des apatrides). C’est ce qui m’inspire dans mon travail de Haut- Commissaire et j’ai l’intention de veiller à ce que l’universalité des normes des droits de l’homme, symbole de notre humanité et de nos priorités communes, serve de base aux discussions qui auront lieu dans des environnements politiques chargés et constitue un élément objectif donnant substance et mesure aux discours politiques. Nous ne devrions en aucun cas entériner l’argument qui veut que certains droits seraient acceptables dans certaines traditions culturelles, mais pas dans d’autres. L’universalité trouve son fondement dans notre humanité commune et non dans les circonstances historiques, culturelles, économiques et géographiques changeantes que les critiques de l’universalité invoquent pour étayer leurs vues.

Q: Quel est l’impact de la crise économique sur les droits des citoyens ?
N.P.:
Il est évident que la crise financière actuelle a eu des conséquences terribles, qui seront peut-être durables, sur l’économie mondiale. Aucun effort ne doit être ménagé pour atténuer les effets les plus néfastes de la crise sur les personnes vivant en marge de l’économie mondiale, notamment les plus pauvres et les personnes réussissant tout juste à survivre. A cet égard, il pourrait être bon de prendre appui sur l’appel lancé par le Secrétaire général de l’ONU aux Etats membres, auxquels il a demandé de redoubler d’efforts et de rapidité pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). Il nous a rappelé que nous sommes tout simplement confrontés à une urgence de développement. Toutefois, les efforts déployés pour atteindre les OMD ne tiennent trop souvent pas compte des droits de l’homme. L’une des “valeurs ajoutées” de l’optique de réduction de la pauvreté et de droit au développement axée sur les droits de l’homme que défend le Haut-Commissariat, qui l’évoque dès qu’il en a l’occasion, réside dans le fait qu’elle offre un cadre institutionnel et normatif contribuant à faire diminuer les inégalités. Une perspective centrée sur les droits de l’homme nous permet de concentrer notre attention sur les personnes qui seront probablement les plus touchées par la crise. L’impact négatif se fait sentir de façon disproportionnée dans les secteurs les plus défavorisés de la population d’un grand nombre de pays dans lesquels la jouissance des droits de l’homme, y compris le droit au travail, à un logement, à de la nourriture, à la santé, à l’éducation et à la sécurité sociale, est gravement remise en cause, voire totalement bafouée.

Cette optique axée sur les droits de l’homme permet de trouver un compromis entre les exigences contradictoires que suscite inévitablement tout processus de développement. C’est la raison pour laquelle l’élaboration de programmes axés sur les droits offre contenu et légitimité au “développement des capacités”, tout en rendant le processus plus durable sur le long terme. Je considère que les droits de l’homme, le développement et la sécurité sont étroitement liés. Il est impossible de pleinement mettre en oeuvre les droits de l’homme sans développement et d’en jouir en l’absence de sécurité, de paix et de justice.

Q: Quels sont les principaux effets des changements climatiques sur les droits de l'homme ?
N.P.:
Les catastrophes naturelles, ainsi que les conflits et autres calamités engendrées par l’homme, continueront à créer des mouvements massifs de population, souvent dans les pays qui peuvent le moins se permettre ce type de bouleversement. Les problèmes climatiques constituent une menace directe pour un vaste éventail de droits de l’homme universellement reconnus, par exemple le droit à la vie, à la nourriture, à un logement correct et à l’accès aux ressources hydriques. L’impact des changements climatiques et les conséquences de conditions climatiques désastreuses font déjà clairement sentir leurs effets dans de nombreuses régions du monde et ils ne pourront qu’empirer si nous n’agissons pas rapidement pour les atténuer. Une optique centrée sur les droits de l’homme nous oblige à tenir compte des personnes dont la vie est la plus durement touchée. Elle nous offre la motivation et les arguments juridiques requis pour plaider en faveur de l’intégration des obligations relatives aux droits de l’homme dans les politiques et les programmes de lutte contre la dégradation de notre environnement. Elle fait le lien entre l’évaluation des points faibles critiques et la notion de responsabilité, dans les cas dans lesquels des individus ou des groupes vulnérables sont, délibérément ou non, négligés par l’Etat.

Q: Est-il possible de concilier l’universalité des droits de l’homme avec le respect des particularismes culturels ?
N.P.:
L’universalité des droits de l’homme est fréquemment remise en cause, davantage par ceux pour lesquels elle constitue un devoir, en d’autres termes ceux qui sont à la tête d’un Etat ou d’une institution, que par ceux qui auraient tout à gagner d’une authentique universalité, à savoir vous et moi. Je pense qu’à peu près tout le monde est d’accord sur ce qui est indispensable pour mener une vie digne, à l’abri du besoin et de la peur. La promotion et la mise en oeuvre des normes relatives aux droits de l’homme exigent une sensibilité à l’égard du contexte, mais l’universalité des valeurs et des aspirations essentielles que symbolisent ces engagements ne fait aucun doute. La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine, ainsi que du caractère inaliénable de leurs droits, constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. La Déclaration universelle offre une vision d’ensemble des droits de l’homme les plus fondamentaux, qui a par la suite été reprise dans des dizaines d’instruments internationaux contraignants, ainsi que dans un grand nombre de constitutions et de lois nationales. En ce qui me concerne, je considère cette Déclaration, qui envisage la création d’un monde garantissant le respect de tous les droits de tous les peuples, qu’ils soient civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels, sans exception aucune, comme une lueur d’espoir pour l’avenir, car elle nous parle d’un monde dans lequel tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants vivraient dans des conditions dignes, libérés de la faim, de la violence et de la discrimination et bénéfi cieraient d’un logement, de soins de santé, d’éducation et de perspectives de vie. L’universalité des droits de l’homme, avec les liens qu’elle entretient avec la sécurité, le développement et le bien-être à l’échelon mondial, constitue le fondement d’une culture mondiale des droits de l’homme. Après tout, en dépit de notre vaste éventail de cultures et de traditions diverses, nous avons tous un point commun: nous sommes tous des êtres humains et, en tant que tels, nous devrions tous jouir des mêmes droits fondamentaux.

L.B.