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N°31
SEPTEMBRE 2008

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de la Revue

Le Monde des Parliaments
M. Philippe Séguin

" La démocratie est d'autant plus réelle que le parlement est actif "

M. Philippe Séguin Cet article est extrait de l'intervention prononcée par M. Philippe Séguin lors du colloque intitulé « Le parlementarisme au XXIème siècle », qui s'est tenu à Québec. Ancien ministre des Affaires sociales et de l'Emploi, M. Séguin a été président de l'Assemblée nationale française de 1993 à 1997. Il est actuellement Premier président de la Cour des Comptes. M. Séguin a publié de nombreux ouvrages et notamment : Réussir l'alternance, La Force de convaincre; Louis Napoléon Le Grand (1990, prix du Second empire de la fondation Napoléon), De l'Europe en général et de la France en particulier, 240 dans un fauteuil - La saga des présidents de l'Assemblée ; C'est quoi la politique ? (récit pour enfants) et Itinéraire dans la France d'en bas, d'en haut et d'ailleurs (mémoires, 2003).

L'existence d'un parlement ne garantit pas l'existence de la démocratie. Nous avons en mémoire, et même encore sous les yeux, bien des simulacres de parlements qui correspondent eux-mêmes à des simulacres de démocratie. Mais nous savons aussi que si l'existence d'un parlement ne garantit pas la démocratie, il n'est pas de démocratie sans parlement. Et la démocratie est d'autant plus réelle et vivante que le parlement est libre et actif. Il ne s'agit pas là que d'une pétition de principe. Nous pouvons considérer comme établi qu'une démocratie suppose l'existence d'une instance où l'on débatte librement des options proposées à la collectivité, où l'on se donne les moyens de contrôler l'action de l'exécutif, où l'on pose les grands principes sur lesquels s'organise la vie en commun.

Nous pouvons discerner trois conditions, au moins, à remplir pour garantir l'authenticité démocratique d'un parlement :

Il existe une extrême variété de réponses à ces trois conditions, dans des régimes que nous avons considérés pourtant, jusqu'ici, comme également démocratiques. Il est légitime de se demander si ces réponses conservent aujourd'hui leur validité. Question d'autant plus nécessaire que de la pertinence des solutions que nous tenterons d'esquisser dépend la réalité de la démocratie de demain. Si les parlements s'interrogent sur leur rôle et sur leurs méthodes, c'est, en réalité, toute la démocratie qui se trouve en crise. Une crise que ne sauraient suffire à expliquer les insuffisances des parlements, mais une crise que des parlements modernisés pourraient probablement contribuer à dépasser et surmonter.

Avoir à nous demander quel peut être l'avenir du parlementarisme au XXIème siècle, c'est à l'évidence, convenir par avance que celui-ci ne va pas de soi. Et, de fait, alors même que la cause démocratique a théoriquement partout progressé et que, parallèlement, au cours des quinze dernières années, des parlements nouveaux ont émergé ou se sont cru reconnaître des prérogatives qui leur étaient jusqu'ici interdites, cette crise ne touche pas seulement les vieilles démocraties : elle est tout aussi réelle chez leurs cadettes.

Certes, la frénésie législative rendue nécessaire par la mise en place d'un droit radicalement nouveau peut donner des illusions aux jeunes parlements. Pour autant, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la crise y est déjà clairement perceptible. Cette crise, à quoi tient-elle ? On peut en discerner trois principales causes, dont l'intensité varie selon les pays et les régimes.

Crise perceptible

La crise tient d'abord au fait que la complexité croissante des décisions à prendre, l'internationalisation chaque jour plus grande des problèmes à résoudre et la nécessaire rapidité qui doit commander l'action, se sont traduites par une montée, apparemment inéluctable, des exécutifs. Des exécutifs dont il est pourtant piquant de constater immédiatement qu'ils se sont souvent retrouvés eux-mêmes, pour les mêmes raisons, contournés, dominés, voire manipulés par un nouveau pouvoir concurrent, celui de la technocratie, c'est-à-dire un pouvoir technicien qui tend à s'imposer en s'appuyant, à la fois, sur des contraintes qu'il estime être seul à même d'apprécier et sur la connaissance de réalités techniques dont il se juge l'unique détenteur.

L'itinéraire le plus habituel de ce transfert est connu : la réalité du pouvoir passe d'abord du législatif au gouvernement – c'est un mouvement ancien ; puis, au moins en partie, de chaque ministre à son cabinet – ce qui est moins ancien ; et de tous les cabinets vers le cabinet du Premier ministre qui tend souvent à devenir, à lui seul, tout l'exécutif – ce qui est plus récent. Mais il arrive aussi que ce soient le législatif et l'exécutif qui, eux-mêmes et ensemble, renoncent délibérément à exercer leurs prérogatives et transfèrent la responsabilité de décider à des comités composés d'experts ou de personnalités présumées indépendantes. Il arrive encore que le législatif et l'exécutif, sans le décider expressément, tolèrent la montée, à leur détriment, de pouvoirs concurrents. C'est ce qui se passe fréquemment dans nombre de pays, avec les empiètements du pouvoir judiciaire qui ne se contente plus d'appliquer la loi et de l'interpréter, mais la complète et, finalement, la fait.

Certaines Chambres ne sont plus, souvent, que des antichambres, la plupart des élus se trouvant réduits au rôle de gardien de la fidélité des suffrages. Tout au plus la Chambre assure-t-elle la sélection de quelques-uns des siens pour l'accomplissement de plus hautes destinées. Et la réalité du dialogue en Chambre, au demeurant souvent illusoire, se cantonne au tête-à-tête du gouvernement et de la majorité, alors que l'opinion ne reçoit généralement que celui de la majorité et de l'opposition, tête-à-tête souvent artificiel, quand il n'est pas factice tant il n'est qu'un rite obligé.

Ainsi s'explique que, dans nombre de pays, la majeure partie des députés soit invitée à s'occuper en priorité de sa circonscription ou de la santé du parti – quand ils sont élus à la proportionnelle – tandis que l'Assemblée est pour les autres un genre de purgatoire, de centre de perfectionnement – voire de redressement – en tout cas un préalable obligé avant d'atteindre au nirvana présumé de l'exécutif ou d'autres carrières encore...C'est assez dire que nombre de parlementaires ont le sentiment qu'on attend surtout d'eux de la patience, de la résignation et toujours une certaine complaisance...

Le deuxième facteur explicatif de la crise tient à l'ambiguïté fréquente des rapports de l'exécutif et du législatif. Dans certains pays, le parlement s'obstine encore trop souvent à vouloir concurrencer le gouvernement sur des terrains qui relèvent inévitablement de ses prérogatives, au lieu de chercher à se délimiter un domaine propre où son influence pourrait pleinement et effectivement s'exercer.

Il revient au parlement de débattre des orientations dans lesquelles auront à s'intégrer les initiatives du gouvernement, à charge alors pour le parlement d'en contrôler la fidélité. Car la concurrence de l'exécutif et du législatif sur les mêmes terrains à ses souhaits conduit à l'impasse.

Le régime parlementaire classique est-il l'ennemi du parlement ?

La situation inverse n'est pas beaucoup plus heureuse. C'est celle de la soumission quasi totale du législatif à l'exécutif. On peut, à cet égard, se demander si, paradoxalement, le régime parlementaire classique n'est pas en train de devenir le pire ennemi du parlement, dans la mesure où, le chef de l'exécutif étant en même temps celui de la majorité, celle-ci ne dispose que d'une marge de manoeuvre extrêmement réduite. Alors que le gouvernement est censé émaner de la Chambre et lui en être redevable, ce sont, au contraire, des rapports quasi hiérarchiques qui s'installent entre le gouvernement et la majorité. Et une uniformité de vues et d'expression en est le pendant. Il en résulte parallèlement un rapport manichéen entre majorité et opposition, aux limites de la caricature, les réflexes quasi pavloviens l'emportant sur la réalité d'un débat qui devient convenu et trop aisément prévisible.

Ces observations peuvent choquer, en particulier dans un pays appliquant un régime parlementaire à la britannique. Que l'on me pardonne, mais dans mes fonctions, j'ai visité et étudié une bonne quarantaine de parlements. Ceux où j'ai le moins entendu les parlementaires exprimer des frustrations appartenaient à des régimes présidentiels, de stricte séparation des pouvoirs.

La situation est d'autant plus regrettable que le parlement, les parlements se sont surtout illustrés, ces dernières décennies, par leur incapacité à renouveler leurs méthodes et leur expression. C'est le troisième facteur explicatif de la crise. Cette crise des parlements, si elle a ses facteurs propres, est inséparable d'une crise plus large. Une crise inédite dont il faut chercher les racines dans l'avènement d'une conception presque exclusivement procédurale de la démocratie.

Jadis, pour préserver, améliorer, promouvoir la démocratie, on se préoccupait, surtout, de régler l'équilibre des pouvoirs. Aujourd'hui, le problème n'est il pas, surtout, de lutter contre la réduction de l'étendue du pouvoir politique ? Il ne s'agit plus d'arbitrer entre la souveraineté populaire et la souveraineté nationale : il s'agit d'empêcher, autant que faire se peut, que continue l'affaiblissement de la souveraineté, d'empêcher qu'on continue de diviser, d'encadrer, de limiter par tout moyen son exercice. Jadis, la démocratie cherchait à établir des principes de légitimité et de responsabilité, à faire passer le droit avant la force et, pour tout dire, elle était inséparable d'un système de valeurs…La démocratie se confondait avec une politique ou, plutôt, avec une certaine idée de la politique qui n'absorbait pas toute la politique et qui variait d'un pays à l'autre, mais qui exprimait quand même, universellement, quelque chose d'essentiel sur le rôle, la place et la nature de la politique.

Plantu (France) Par le suffrage universel, la démocratie avait placé la politique au-dessus de tout, en même temps qu'elle rendait impossible que tout fût politique. Car la démocratie ne se mesure pas tant à l'aune de la séparation des pouvoirs qu'à celle de la distinction entre l'Etat et la société, au respect d'une ligne de partage invisible entre ce qui relève de la volonté générale et ce qui ne relève que de la volonté particulière, entre l'espace public et l'espace privé. La démocratie n'est pas tant un système politique dans lequel « le pouvoir arrête le pouvoir », qu'un système politique dans lequel la toute puissance de la volonté générale est bornée par le pluralisme, la liberté d'expression et de pensée, l'égalité et le droit de propriété. Car il ne suffit pas d'instaurer le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, ni d'organiser des contre-pouvoirs institutionnels pour bâtir une démocratie.

En vérité, il n'y a pas de démocratie réelle sans culture démocratique, sans l'attachement largement partagé à des principes inviolables et sacrés qui garantissent le respect d'une certaine idée de l'homme.