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N°31
SEPTEMBRE 2008

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de la Revue

Le Monde des Parliaments
Mme Marta Lagos

Mme. Marta Lagos Mme Marta Lagos est fondatrice et directrice exécutive de Latinobarómetro, qui réalise chaque année une enquête d'opinion régionale dans 18 pays d'Amérique latine. Mme Lagos a été à la tête d'un groupe de réflexion (CERC) qui a effectué des sondages d'opinion au Chili pendant le régime de Pinochet. Elle dirige à présent son propre institut de sondage au Chili, l'institut MORI, associé à MORI-Royaume-Uni depuis 1994. Elle est membre de l'équipe de World Values Survey et du comité directeur du Programme d'étude comparative des systèmes électoraux (CSES). Marta Lagos travaille également en qualité de consultante pour plusieurs organisations internationales comme le PNUD et l'OIT et pour la Banque mondiale. Elle est directrice de publication de la section « Opinion mondiale » de la revue International Journal of Public Opinion Research, directrice de recherche à l'Institut Claus M. Halle et lauréate du prix Helen Dinerman 2008.

Alors que se déroulent les célébrations marquant le bicentenaire de l'indépendance des anciennes colonies espagnoles d'Amérique latine, il convient de s'interroger sur les mesures à prendre pour renforcer la démocratie dans la région. Il y a 30 ans à peine, lorsque le processus de transition s'est amorcé, personne n'imaginait les défis auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. La démocratisation de la région a été lente et inégale. Si les citoyens conviennent que des changements positifs sont intervenus, force est de constater qu'ils ont été insuffisants à ce jour pour modifier en profondeur les mécanismes de gouvernance et les structures sociales et économiques, et n'ont donc pas réellement contribué à renforcer les institutions démocratiques. En fait, les sociétés ont évolué aux plans politique et économique, parfois dans des proportions considérables, sans pour autant être transformées. Le fait que la démocratie soit parfois perçue comme un système rigide et élitiste est encore plus surprenant.

Le mécontentement grandissant qui s'exprime en Amérique latine en dépit de cinq années de croissance économique soutenue (2002-2007) est révélateur d'un enjeu de taille, porteur de nouvelles formes d'inégalités, celui de la répartition des avantages découlant du progrès. Aujourd'hui, la région est confrontée non seulement à des inégalités déjà anciennes qui tiennent à la grande pauvreté que la population endure stoïquement depuis des siècles, mais aussi de nouvelles formes d'injustice engendrées par le processus de développement. Loin d'être démocratiques, le progrès et la modernité ne profitent pas à tous, et lèsent toujours un peu plus les couches de la société les plus défavorisées, creusant ainsi l'écart entre les nantis et les laissés-pourcompte. Les sondages réalisés ces dix dernières années montrent que 90 % de la population de la région estime que les richesses sont réparties de manière inéquitable. De fait, si l'Amérique latine a réussi à se « remettre du passé » et à rompre avec la grande pauvreté qui sévissait dans la région dans les années 1980, la situation actuelle nous rappelle que la marche de l'histoire n'est pas nécessairement synonyme de progrès pour les nations, et qu'il aura tout de même fallu 28 ans pour que la situation des pays de la région s'améliore.

" L'instauration de régimes démocratiques dans la région est une garantie minimale du respect des libertés civiles "

L'instauration de régimes démocratiques dans la région est une garantie minimale du respect des libertés civiles, et les 18 pays de la région tentent aujourd'hui de mettre à profit cette situation pour faire avancer la démocratie. Les niveaux d'instruction se sont améliorés, les citoyens sont plus que jamais conscients de leurs droits, et ceux qui font preuve d'esprit critique et exigent davantage de démocratie sont donc de plus en plus nombreux. Dans le même temps, une immense majorité de la population dénonce les ratages du processus démocratique : il y a consensus quant au fait que la démocratie n'a pas été en mesure d'offrir les garanties attendues en matière sociale et économique, consensus face à la persistance des conflits sociaux entre les riches et les pauvres, entre les entrepreneurs et les travailleurs, consensus encore devant les inégalités en matière de répartition des richesses et des fruits du progrès et du développement.

Au lendemain de la proclamation de l'indépendance du Mexique, il y a quelque deux siècles de cela, des paysans mexicains auraient déclaré que l'arrivée au pouvoir d'une oligarchie (les blancs) succédant à une autre (les Espagnols) n'était rien de plus qu'un autre prêtre sur une autre mule. Le suffrage universel, grand acquis de la « troisième vague démocratique », nous a offert la possibilité de remplacer le prêtre tout en gardant la mule. L'enjeu principal consiste maintenant à trouver au prêtre le successeur qui convient – en d'autres termes un pouvoir politique capable d'apporter les améliorations sociales et économiques attendues. Peut-être faudra-t-il d'abord traverser une période de conflits et d'instabilité politiques pour parvenir aux changements sociaux souhaités, et, à terme, asseoir les institutions démocratiques sur des bases solides, en réponse aux critiques et aux exigences grandissantes de l'opinion publique. Dans nombre de cas, la situation doit d'abord s'aggraver avant de s'améliorer, dans la mesure où la transformation nécessaire ne passe pas seulement par un processus de réforme, mais aussi par une renaissance. C'est ce que l'on observe en Bolivie et en Equateur, et ce sera probablement le cas aussi au Paraguay, qui a récemment fait le choix de l'alternance politique.

Mais il y a aussi des signes positifs : « le peuple » a su trouver d'autres voies pour exprimer ses exigences et pallier ainsi les carences des partis politiques censés le représenter. La contestation qui s'exprime au travers de manifestationsspontanées échappant à l'influence des organisations politiques est un phénomène inédit. Ces citoyens responsables et autonomes, très critiques à l'égard des pouvoirs en place, sont les héritiers de trois décennies d'un système démocratique qui n'a en fait rien de démocratique. C'est cette contestation citoyenne, qui vise à transformer et à démocratiser la société, qui conduira à une deuxième indépendance et ouvrira la voie à une démocratie véritablement opérante.

" La population latino-américaine a une idée bien précise de ce qu'elle doit trouver à la sortie du tunnel : la prospérité démocratique "

Chappatte (Switzerland)

La démocratie est avant toute une promesse de liberté, un savant dosage entre avantages politiques et socioéconomiques permettant à tout un chacun de choisir et de prendre en main son propre destin. La population latinoaméricaine a une idée bien précise de ce qu'elle doit trouver à la sortie du tunnel : la prospérité démocratique. C'est pour cette raison que les citoyens de nos pays, dans leur grande majorité, sont favorables au système démocratique. Les observateurs qui tentent d'analyser la situation régionale en se référant au passé ne voient le plus souvent qu'un problème d'ordre normatif lié à la légitimité des institutions, alors que la population latino-américaine s'interroge sur la légitimité de l'exercice même du pouvoir.

Ceux qui détiennent le pouvoir et l'exercent pour servir leurs propres intérêts doivent rendre compte de leurs actes.

Les obstacles doivent être connus et transparents. Les efforts doivent être rétribués sous une forme manifeste. L'avenir d'un individu ne doit pas être conditionné par son lieu de naissance ou sa couleur de peau, et la production de biens publics doit bénéficier à la grande majorité de la population. La légitimité des institutions est à la mesure de ce qui précède; la confiance envers des tierces parties inconnues passe par l'égalité de traitement, d'accès et de recours.

Comme le souligne Albert Hirschman, les gens ne sont pas prêts à réprimer leurs passions pour servir leurs intérêts, et les nations seront bien obligées de privilégier le dialogue lorsqu'elles auront compris, après tant de déchirements, qu'il ne peut y avoir de vainqueur, et que la solution tient dans la négociation d'un accord pacifique. La construction des sociétés démocratiques passe par la confrontation, préalable incontournable de la résolution des conflits. Le processus vient tout juste de s'amorcer en Bolivie et en Équateur, dont d'autres pays comme le Paraguay suivront bientôt l'exemple. Le Brésil, le Chili et le Mexique ont déjà franchi le pas et se sont engagés dans la voie du dialogue.

Les négociations en cours ont pour but de donner à chacun la place qui lui revient dans ces sociétés restructurées, qui doivent s'ouvrir aux minorités, aux autres groupes ethniques et communautés linguistiques, et à la diversité des opinions et des idées.

La mise en place d'un système de partis est la première expression concrète de ce besoin de changement. L'heure de l'alternance politique est venue : les partis uniques au pouvoir au Mexique, en Uruguay, au Paraguay et ailleurs, et l'oligarchie blanche à la tête de la Bolivie ont dû céder la place, après des décennies de règne sans partage. L'élection de femmes à la présidence du Chili et de l'Argentine, qui témoigne de cette volonté de changement, est une autre forme d'alternance toute aussi importante, même si elle tient à des raisons très différentes. L'histoire nous a appris que les sociétés sortent profondément transformées des guerres et des révolutions. Les événements survenus récemment en Amérique latine prouvent cependant qu'elles peuvent aussi évoluer à la faveur de crises de faible ampleur, dont les effets sont plus profonds que ceux de simples réformes, mais moins violents que ceux de conflits armés ou de révolutions.