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N°31
SEPTEMBRE 2008

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de la Revue

Le Monde des Parliaments
M. Benjamin R. Barber

M. Benjamin R. Barber Benjamin R. Barber est un théoricien politique de renommée internationale. Il est associé principal de recherche à Démos, où il est Président de CivWorld, l'ONG internationale qui organise la Journée de l'interdépendance et le Paradigm Project. Benjamin Barber a été professeur en sciences politiques à la chaire Walt Whitman de l'Université Rutgers pendant 32 ans, puis il a enseigné la société civile à la chaire Gershon et Carol Kekst de l'Université de Maryland. Il est souvent en consultation avec les dirigeants politiques et ceux de la société civile aux Etats-Unis et dans le monde, et a été pendant cinq ans consultant informel du Président Clinton, expérience qu'il décrit dans son livre The Truth of Power: Intellectual Affairs in the Clinton White House, publié chez Columbia University Press en 2008. Parmi les 17 ouvrages publiés par Benjamin Barber figurent Strong Democracy (1984), un classique, Jihad vs. McWorld, best-seller international (paru en 1995 et réédité en 2001, suite aux événements du 11 septembre, taduit en 27 langues), et Consumed: How Markets Corrupt Children, Infantilize Adults, and Swallow Citizens Whole, publié en 2007 aux Etats-Unis et dans sept éditions étrangères (Comment le capitalisme nous infantilise, éditions Fayard).

Depuis la création des premiers Etatsnations jusqu'à une période assez récente, la démocratie était liée aux communautés nationales et aux Etats souverains, accordant au gouvernement populaire son efficacité et sa légitimité. Trouvant son origine dans le contrat social et produisant des formes de souveraineté et de réglementation populaires, la démocratie a permis aux peuples du monde de se gouverner euxmêmes, sinon directement, du moins par le biais de représentants choisis qui se réunissent en assemblées parlementaires pour rechercher l'intérêt collectif et réaliser la volonté populaire. Cependant, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les nations souveraines d'Europe ont abandonné leur longue histoire d'unilatéralisme et d'hostilité réciproque qui étaient le produit de leur souveraineté pour chercher des moyens de mettre cette souveraineté en commun au nom de la coopération, tandis que le commerce mondial s'est progressivement emparé de la compétence des parlements nationaux en matière de direction des marchés financiers et du marché du travail. Nous vivons aujourd'hui dans un monde interdépendant dans lequel nos défis et nos problèmes sont mondiaux. Pourtant, et c'est là le plus grand dilemme moderne, bien que les défis soient mondiaux, nos solutions démocratiques restent nationales et purement locales.

A l'heure où la démocratie est plus répandue que jamais, les problèmes auxquels est confrontée l'humanité - la délinquance, la drogue, la prostitution, la surchauffe des marchés, les risques de santé publique, les armes de destruction massive, la dégradation de l'environnement, la migration des travailleurs, le terrorisme et la guerre - sont devenus mondiaux et se prêtent moins que jamais à la régulation et au contrôle démocratiques. La souveraineté, tout comme la démocratie, sont en danger. La baisse du pouvoir souverain a été aggravée par le succès d'une idéologie néolibérale puissante, qui au cours des trente dernières années a déployé des stratégies de marketing et de privatisation sur le modèle de Reagan et Thatcher qui ont fait perdre aux gouvernements leur légitimité («ces derniers feraient partie du problème, et non pas de la solution») et sanctifié la soi-disant «liberté des marchés» (ces derniers n'étant pas toujours libres, ni ouverts à la concurrence, mais étant certainement privés et échappant aux règlements). Bien que la rhétorique néolibérale soit dirigée contre le «grand gouvernement» et la «bureaucratie providence », ses victimes ont souvent été les idéaux et les pratiques de la démocratie elle-même. Au moment même où la mondialisation fait disparaître un grand ombre de biens publics essentiels du périmètre de la souveraineté, l'idée même de bien public est l'objet d'attaques au sein des Etats-Nations, ce qui handicape les citoyens comme les parlements.

" Dans les pays développés, beaucoup de jeunes ne se donnent même pas la peine de voter "

A ce dilemme viennent s'ajouter trente ans de célébration néolibérale des marchés et de critique du gouvernement, qui ont généré un cynisme profond sur la politique et un manque de confiance envers le gouvernement, lesquels se sont transformés en cynisme et en manque de confiance envers la démocratie ellemême. Le point culminant de la démocratie en termes de généralisation pourrait donc être son niveau le plus bas pour ce qui est de sa réputation. Dans les pays développés, beaucoup de jeunes ne prennent même pas la peine de voter et le mot «politique» semble parfois être le synonyme injurieux de corruption, tandis qu'on a vu de nombreux pays en développement régresser dans ce domaine (comme le Zimbabwe).

Palomo (Chili) L'Europe reste un modèle de souveraineté démocratique partagée, mais elle aussi souffre d'un «déficit démocratique », et les critiques se plaignent du fait qu'elle a remporté davantage de succès au plan économique qu'au plan politique. Dans de nombreux endroits, la substitution des marchés aux gouvernements a remplacé l'idéal du citoyen par l'idéal du consommateur, la consommation devenant un substitut de la politique. Cette érosion de la liberté publique et de notre capacité à utiliser le pouvoir commun pour régler les problèmes communs fait qu'il est encore plus difficile d'aborder l'interdépendance et la mondialisation.

Ces défis posés à la démocratie nécessitent des réactions de la part des citoyens et de leurs représentants. Les citoyens ne peuvent se contenter d'accuser les politiciens qu'ils élisent de trahir leur confiance! Ces problèmes exigent un ajustement aux réalités de l'interdépendance.

Le sort de la démocratie dépend non pas de l'importance des défis auxquels elle est confrontée, mais de l'ampleur de la volonté politique déployée pour s'atteler aux problèmes. En d'autres termes, comme toujours, tout dépend de nous.

Que peuvent faire les politiciens et les citoyens pour aider la démocratie à survivre?

  • Reconnaître les faits bruts de l'interdépendance et de la mondialisation et rechercher des approches démocratiques adaptées à la coopération et l'interdépendance. A l'ère de la mondialisation des problèmes, les démocrates doivent trouver un moyen de mondialiser la démocratie ou de procéder à une mondialisation démocratique, faute de quoi ils pourraient se trouver confrontés à l'anarchie mondiale (et à la force et la fraude au niveau mondial) sans disposer des outils mondiaux pour y faire face.

  • Reconnaître que le gouvernement représentatif, bien qu'il soit une invention remarquable qui permet à la démocratie de fonctionner dans des sociétés vastes et complexes où le gouvernement direct et actif du peuple par le peuple n'est plus possible, remporte sa victoire dans une certaine mesure au prix de la « loi de fer de l'oligarchie ». Les représentants perdent rapidement le contact avec leurs électeurs et peuvent devenir des élites plus attachées à leur culture du pouvoir qu'à l'intérêt collectif.

  • Rétablir l'équilibre entre la liberté des marchés et les institutions démocratiques : la démocratie et le capitalisme fonctionnent mieux en tandem quand la concurrence, l'esprit d'entreprise et l'inventivité sont garantis par les marchés, mais que la justice, le droit et la stabilité sont garantis par la régulation et le contrôle démocratiques. Il est arrivé que les ambitions étatistes déshumanisent les marchés et empiètent sur les libertés privées. Néanmoins, c'est aujourd'hui le fondamentalisme du marché qui déshumanise la démocratie et empiète sur la liberté publique. L'équilibre doit être rétabli.

  • Renforcer l'éducation civique en mettant en place l'interdépendance, pour que l'on comprenne que la citoyenneté nécessite à la fois une participation locale et une responsabilité au niveau mondial : le terme de « glocality » (association des termes anglais global, mondial, et local, local) est un néologisme utile pour cerner les besoins des citoyens dont la participation est généralement locale, mais dont les responsabilités sont à plus forte raison mondiales.

  • Renforcer l'idée selon laquelle les responsabilités sont assorties de droits, pour que les obligations des citoyens commencent par le vote, mais ne se limitent pas à celui-ci. En effet, la démocratie se mesure moins aux réalisations des dirigeants qu'à la volonté des citoyens d'accepter la responsabilité de gouverner.

  • Utiliser les nouvelles technologies numériques et l'Internet en tant qu'outils d'engagement et d'éducation civiques par-delà les frontières. La démocratie repose sur une communication efficace, et dans un monde plus disparate et complexe que jamais, nous disposons de nouveaux outils qui jusqu'ici étaient utilisés principalement pour le commerce, mais ne demandent qu'à être utilisés pour l'information civique et l'engagement démocratique. Les citoyens du monde ont besoin de modes de communication mondiaux : l'Internet leur fait signe !

  • Les ONG, les fondations, les multinationales, les universités et les mouvements sociaux ont commencé à mettre en place l'infrastructure civique mondiale dont nous avons besoin. La démocratie se développe en partant de la base. Elle repose sur la société civile et l'engagement des citoyens dans la vie civique. Pour abolir les frontières de la démocratie, les citoyens doivent abolir les frontières de la société civile. Le capital social est le résultat de l'engagement des citoyens : quand elle est mondialisée, la démocratie transnationale devient possible.

  • Considérer les organisations internationales du système des Nations Unies et les institutions financières internationales (l'Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale) comme des instruments potentiels de mondialisation démocratique. Ces institutions ont tendance à représenter les nations souveraines qui les ont créées plutôt que les idéaux internationaux au nom desquelles elles ont été établies. Elles sont toutefois contrôlées par des démocraties, et peuvent être utilisées à des fins démocratiques si leurs membres le décident. Le Conseil de sécurité est plus important que le Secrétaire général des Nations Unies, et l'OMC sert les intérêts financiers plutôt que la justice sociale, mais cela tient uniquement au fait que ses membres choisissent de la traiter de cette manière.

  • Parmi les organisations internationales, l'Union interparlementaire joue un rôle particulier, car elle permet aux parlementaires démocratiques d'échanger des informations et de coopérer. L'UIP a la mission particulière de réfléchir aux dilemmes sur la manière de mondialiser la démocratie à l'heure des défis planétaires, et alors que les Etats souverains archaïques prétendent toujours être les acteurs les plus importants.